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après la catastrophe d'Escaudoeuvres, Xavier Bertrand n'a toujours pas pris la parole
[article modifié le 11 juin]
La betterave est avec la pomme de terre et le chicon un symbole de la culture locale. Les Hauts-de-France sont à la fois les premiers producteurs de betterave à sucre, et la région qui compte le plus d’obèses. Vous ne connaissez peut-être pas le nom de Tereos mais vous connaissez celui de Béghin-Say, sa marque de sucre. Alors que la multinationale affichait fièrement sa mobilisation dans la production de gel hydroalcoolique, elle tuait toute trace de vie dans l’Escaut suite à son rejet accidentel, le 9 avril dernier, de 100 000 m3 d’eau contaminée. L’occasion pour Renart de dérouler les nuisances de cet industriel sucrier, des vastes plaines de Picardie aux plantations amazoniennes de canne transgénique.
Dans sa partie française, l’Escaut est déjà martyrisé par une usine métallurgique qui produisait jusqu’en 1968 un quart de la production française de zinc. Les sols alentours sont saturés en métaux lourds à des niveaux dépassant parfois ceux de Metaleurop. Pour un seul des sites de l’usine, les drains fluviaux rejettent dans la Scarpe 14 tonnes de zinc par an, 2kg de plomb et 25kg de cadmium. Et il y a comme ça 12 000 tonnes de zinc à évacuer dans cette rivière qui se jette dans l’Escaut [1]. Aujourd’hui, le jus de betterave à sucre de Tereos a tué la totalité des poissons, amphibiens et libellules sur une quarantaine de kilomètres au moins. Les poissons morts se ramassent à la pelleteuse.
Sucres rapides mais réactions lentes (pour le moins)
Dans la nuit du 9 au 10 avril 2020, une brèche dans un des bassins de décantation des eaux de la sucrerie Tereos d’Escaudoeuvres près de Cambrai conduit au déversement de 100 000 m3 de matières organiques de betteraves, l’équivalent de quarante piscines olympiques. Les eaux contaminées inondent d’abord la vingtaine de maisons alentour avant de ruisseler vers l’Escaut. L’eau ainsi saturée consomme l’oxygène de la rivière et tue entre 50 et 70 tonnes de poissons dans la partie wallonne du fleuve. La mortalité est « totale », déclare le département de la Nature et des Forêts de Wallonie [2].
Cinq jours plus tard, le 15 avril, l’Office français de la biodiversité (l’OFB, sorte de police de l’eau) annonce, tout en retenue, « une quantité très importante de matière organique susceptible d’altérer gravement la vie aquatique. » Le lendemain, les autorités belges demandent des comptes à la France. L’Escaut étant un fleuve international, sa gestion réclame de chaque État traversé par celui-ci – à savoir la Belgique et les Pays-Bas – qu’il communique aux autres ce genre d’événement. « Les autorités françaises ont déclaré que l’intervention sur site était terminée et qu’il n’y avait pas de problème sur le transport maritime [3] », se voient répondre les Belges.
Le préfet Michel Lalande attend le 24 avril, quinze jours après l’accident, pour communiquer. Des mesures auraient selon lui été effectuées dès le 10 avril par Tereos elle-même, puis (on ne connaît pas la date) par ses services de la DREAL et l’OFB. Tous auraient constaté « un retour progressif à un taux d’oxygène plus normal […]. Il n’y a donc pas eu d’alerte aux régions situées en aval, en particulier côté belge ». 100 000 m3 d’eaux contaminées déversées dans la nature : rien qui ne suscite affolement. A moins que le préfet ne craignait d’être pris en défaut d’inspection d’installations classées et préféra laisser passer la boue en espérant qu’elle ne fasse de vagues.
[modif. du 11 juin 2020 : le préfet réclame à Tereos d’effectuer un diagnostic de ses bassins, d’éventuels travaux de réfection, et d’en établir les modalités de surveillance. Et Bertrand, dans un courrier qu’il lui a adressé, dit qu’il attend les résultats de l’enquête - comme tout le monde, quoi.]
Quant à Tereos, l’industriel attend le 23 avril pour communiquer et déclare qu’il est « trop tôt pour établir de quelconques liens de causalité » entre l’écocide de l’Escaut et ses 100 000 tonnes de boues rejetées au même endroit. L’entreprise compte-t-elle défendre son innocence ? Deux fronts judiciaires sont ouverts. Le premier concerne la responsabilité de Tereos dans la pollution de l’Escaut : une plainte a été déposée par l’Association pour la suppression des pollutions industrielles (ASPI) et Nord Nature. Tereos risque deux ans de prison et 75 000 euros d’amendes. L’autre recours concerne le silence de l’État français : le parquet de Charleroi a ouvert sa propre enquête pénale.
Si des réactions politiques sont venues du député de Lille Adrien Quattenens et d’Europe-Écologie, on attend toujours celles des élus du territoire. Du local au national, cela donne : aucune réaction de Thierry Bouteman, le nouveau maire d’Escaudœuvres, rien de la part du député UDI de la circonscription Guy Bricout, silence du président de Région Xavier Bertrand, mutisme de la ministre de l’environnement Élisabeth Borne (malgré son intérêt pour le biocarburant), et que dalle du côté de l’Élysée bien qu’Emmanuel Macron ait reçu un courrier des autorités belges. Pourquoi donc ce silence général ?
Tereos c’est la Champion’s League
Le 9 août 2018 déjà, à Origny-Sainte-Benoite en Picardie, une fuite de vinasse de betterave tue la totalité des poissons de l’Oise sur une trentaine de kilomètres. Le 19 février dernier, une fuite d’eau lagunée provenant d’un autre bassin d’Escaudœuvres se déversait déjà dans l’Escaut. Dans la nuit du 4 au 5 mai 2020, à peine un mois après la catastrophe d’Escaudœuvres, rebelote : une cuve d’engrais liquide de la distillerie de Val-des-Marais dans la Marne s’effondre carrément, libérant ses 4 000 m3 de vinasse de betterave dans les sols.
Si Bertrand sait critiquer la défiguration des paysages picards par les éoliennes, ces quatre accidents industriels ne lui inspirent aucune réaction. Pas plus d’ailleurs que les cheminées de Tereos de Lillers dans le Pas-de-Calais qui pourtant rejettent 707 tonnes d’oxyde de soufre par an, ce qui en fait le troisième pollueur régional [4]. Bertrand connaît pourtant bien la filière betteravière, les dirigeants de Tereos, et le site d’Escaudœuvres. Il inaugurait en compagnie du président de Tereos le 20 novembre dernier un centre logistique dédié à l’export. Placé sur les berges de l’Escaut et d’un futur port logistique du canal Seine-Nord, Tereos compte ainsi inonder le monde de ses sucreries. Mais la visite de Bertrand fut plus qu’une visite de courtoisie. Le président des Hauts-de-France en avait profité pour annoncer une aide à la conversion des voitures au bioéthanol. C’est-à-dire, par induction, une aide qui permet à Tereos d’écouler ses stocks de biocarburants.
L’industrie betteravière, et Tereos en particulier, ont des arguments pour empeser la langue des élus. En quelques chiffres : Tereos est le deuxième groupe sucrier mondial, près de la moitié des agriculteurs de la région produisent de la betterave, et c’est dans l’Aisne, département d’origine de Bertrand, que l’on en produit le plus, avec un tiers des terres agricoles dédiées à l’« or blanc ». Tereos est le premier exportateur de Picardie via les deux premiers ports sucriers français que sont Calais et Dunkerque.
Cette manne sucrière alimente ensuite toute une filière régionale de chocolateries, sucreries et sodas. Tereos fournit 97 % du sucre du Coca-Cola produit en France, et notamment à Dunkerque, à raison de 42 morceaux par bouteille de deux litres. Tereos distribue également les 68 % de sucre présents dans chaque pot de Banania. Sans compter l’approvisionnement d’industries comme Cémoi, Ferrero, Häagen-Dazs, Nutella, Nesquik, Chocapic [5]. Des esprits railleurs rapprocheraient cette appétissante filière de malbouffe au taux record d’obésité dans les Hauts-de-France. D’autres encore, portés sans doute par de mauvaises intentions, doivent s’imaginer que le poids économique de Tereos coupe le sifflet du premier élu local venu.
Dans la région, la betterave représente 350 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les betteraviers ont donc des arguments, et ils aiment les défendre auprès des politiques. Tereos figurait en 2016 sur la liste des représentants d’intérêts de l’Assemblée nationale et figure dans la liste de l’Union européenne. Car Tereos n’est pas qu’une coopérative sucrière du nord de la France, c’est aussi une multinationale présente sur tous les continents. Au Brésil de Bolsonaro par exemple.
Dans le zion j’ai rencontré / La fille du coupeur de canne /
Elle m’a dit Francky c’est quand tu veux. / Ce soir nous allons couper.
(Ma canne à sucre, Francky Vincent, 1994)
Le 5 juin 2019, la pluie s’abat sur les Brésiliens de Paris venus manifester aux portes du Ministère de l’économie contre le « Forum économique France-Brésil ». Ils critiquent notamment la décision de leur président d’extrême droite d’ouvrir l’Amazonie et le Pantanal, le plus grand marécage du monde, à la plantation de canne à sucre. Petite victoire : la secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher s’est désistée. Mais les patrons du MEDEF ont moins de scrupules. Le forum est présidé par Alexis Duval, président du conseil France-Brésil du MEDEF et de... Tereos.
L’industriel français réalise 15 % de son chiffre d’affaires au Brésil, en transformant la canne à sucre en sucre roux et en éthanol, et le manioc en amidon. La multinationale française y est le deuxième groupe sucrier. Alors que la planète battait des records de chaleur et que l’Australie brûlait littéralement, le président Bolsonaro supprimait la réglementation sur la canne à sucre dans l’Amazonie et le Pantanal. Cette règle visait à limiter la déforestation et protéger les cultures vivrières. Mais pour le ministre de l’environnement Ricardo Salles, elle n’était qu’« appareillage idéologique et bureaucratique […] freinant le développement économique du pays [6] ». Des mots repris par « L’Union de l’industrie de la canne à sucre [qui] s’est pour sa part félicitée d’un ’’pas en avant’’ pour mettre fin à un ’’appareil bureaucratique dépassé’’. [7] »
Tereos siège au Conseil d’administration de ce puissant syndicat des industries de la canne à sucre et Jacyr da Silva Costa Filho, directeur de Tereos Brésil, est un proche de ce ministre de l’environnement. Ensemble, ils accompagnaient en janvier dernier le président Bolsonaro dans un voyage d’affaires en Inde pour y vendre de l’éthanol. Depuis l’arrivée de Bolsonaro, le rythme de déforestation de l’Amazonie a presque doublé [8]. Tereos peut communiquer sur ses hectares de canne bio, elle participe de la destruction de la forêt tropicale.
Le Brésil est aussi une terre d’accueil pour les trafiquants de canne à sucre génétiquement modifiée. Le pays était le premier, en 2017, à en autoriser la plantation. Et qui pour en planter les premiers spécimen ? Un certain Centre technologique de la canne à sucre (CTC) financé et détenu en partie par Guarani, une filiale brésilienne de Tereos [9]. Interrogé par Reuters, Jacyr Costa, le directeur de Tereos Brésil, estime que ces OGM augmenteront la productivité de ses plantations et que « c’est super d’avoir cette option. [10] » Ses mutants sont en effet plus résistants à la sécheresse et disposent d’une plus haute teneur en sucre. Avec la canne transgénique, Tereos travaille aussi avec l’Embrapa, un organisme de recherche publique brésilien, sur du manioc transgénique au cycle de croissance raccourci de six mois (passant de 18 à 12).
Le Brésil est le premier producteur de sucre au monde et le deuxième producteur de carburant à base d’éthanol – profitant d’une réputation verte défendue jusqu’à Xavier Bertrand. Pourtant, « Cette culture n’a rien de ’’vert’’, témoignait au Monde Larissa Mies Bombardi, géographe de l’Université de Sao Paulo et auteure d’une étude sur la géopolitique des pesticides. C’est le deuxième secteur le plus consommateur de pesticides. La logique de cette agriculture moderne se traduit par la perte des droits du travail, l’expulsion des paysans, la contamination de l’environnement, des empoisonnements et des malformations congénitales, et suscite un problème très grave d’extrême concentration des terres, parfois illégale. [11] » Administratrice de l’ONG « Justice Pesticides », cette géographe plaide pour un « un nouveau pacte social dans lequel la production de nourriture ne serait pas une forme potentielle de destruction de la vie. » La coopérative picarde Tereos exploite à elle seule 150 000 hectares de canne au brésil et en transforme 300 000 [12]. De l’Escaut à l’Amazonie, Tereos fait la preuve qu’elle est un maillon de cette destruction de la vie. Et ce dans des proportions, même vues depuis les berges de l’Escaut ravagée, qu’on peine à envisager.
Renart
Illustration : Modeste Richard