Canal Seine-Nord : premier rassemblement contre le Chantier du siècle

jeudi 28 septembre 2023

Rien n’est trop désastreux pour rapprocher le producteur du consommateur. Les Citoyens de l’eau et le Collectif contre le Canal Seine-Nord invitaient ce dimanche 24 septembre à un premier rassemblement contre un futur tuyau de fret. Au croisement de l’Oise sauvage et d’un bras canalisé, au bout de la Cité des bateliers de Longueil-Annel près de Compiègne, on s’interpelle, on s’écharpe, on se lance des noms d’oiseaux. Mais le fait est indiscutable : nous étions à la première manifestation contre un chantier d’une ampleur quasiment inconnue en France.

JPEG - 117.9 kioL’actuel canal du Nord entre l’Oise et l’Escaut, parallèle au futur Seine-Nord, n’a été inauguré qu’en 1965. Mais il n’est déjà plus assez gigantesque pour fluidifier le commerce mondial de marchandises et gravats sur son tronçon entre le port de Rotterdam et Paris. Il ne peut guère accueillir que des péniches de 75m de long et 750 tonnes, alors que Seine-Nord se propose d’acheminer des péniches de 180m chargeant jusqu’à 4 400 tonnes. Que le plus gros chantier du siècle, ce caniveau de béton creusé pour des porte-conteneurs de trois étages, passe pour écologique, est à mourir de désespoir [1].
Tout est disproportionné dans ce projet. Et pourtant, il est vendu pour le report supposé d’une partie des camions de l’autoroute A1, de toute façon saturée, sur la voie fluviale. L’entourloupe est là : Seine-Nord n’est pas une alternative à la route, mais un tuyau de fret supplémentaire, pour toujours plus de marchandises en circulation.

Longtemps en débat (30 ans), souvent en sursis, le canal a su regrouper les élus socialistes et communistes au président de Région Xavier Bertrand (pour l’emploi) ; mais encore le Medef et les patrons d’Auchan, Leroy Merlin, Bonduelle, Eurotunnel, La Redoute, Castorama et bien sûr le BTP (pour le profit) [2]. Grande distribution et céréaliers. Les premiers terrassements et les premières coupes ont débuté en novembre 2022. L’ampleur du désastre éclate enfin à la figure des riverains.

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Premiers terrassements le long de l’Oise

GigaCanal – GigaFactory – GigaBassine

« Chantier du siècle », l’expression n’est pas qu’une formule de communicant pour éblouir les investisseurs. Un caniveau en béton long de 107km entre Compiègne et Cambrai (en gros), large de 54m et profond de 4,5m, équipé de six écluses, quatre ports intérieurs, et d’un pont-canal long de 1 300 m au dessus des marais de Péronne, cela vous parle ? Non ?
Comparons en mètres cubes de déblais. 77 millions de m³ seront à excaver pour Seine-Nord. C’est Trente-quatre millions de plus que le Grand Paris Express, l’autre « chantier du siècle », beaucoup plus que la future ligne TGV Lyon-Turin (37 millions à excaver), énormément plus que le Tunnel sous la Manche, avec ses 9 millions de mètres cubes. Parmi les entreprises françaises, la Ligne TGV Paris-Bordeaux n’avait excavé que 70 millions de m³, et le canal de Suez rivalise à peine avec 75 millions déblayés entre 1859 et 1869 (faisant en passant 120 000 morts). La canal Seine-Nord apparaît comme le plus grand chantier de l’histoire du BTP français.

Puisque l’époque est à la promotion des écogestes les plus stupides, relativisons les responsabilités de chaque colibri devant celles des industriels du transport et du BTP. Le canal s’accaparera 21 millions de m³ d’eau de la rivière Oise, et 14 autres millions seront stockés dans une gigabassine à utiliser en cas de sécheresses – vingt fois celles de Sainte-Soline. 35 millions de mètres cubes seront ainsi réservés à des porte-conteneurs de deux ou trois étages plutôt qu’aux nappes phréatiques ou à l’agriculture.

Mais les entrepreneurs et les collectivités de la région s’inquiètent déjà de l’approvisionnement en eau. Un rapport du Conseil économique et social régional (CESER) s’alarme d’« une réduction des débits moyens annuels des rivières de l’ordre de -25 à -40 % [3] » d’ici 2070. Ils craignent la sécheresse de l’été 2022 durant laquelle le Rhin, cette « artère de l’Europe », était passé sous son seuil de navigabilité, obligeant les péniches à ne se charger qu’au tiers. Alors le CESER propose déjà une seconde gigabassine pour assurer la navigabilité. Tant de fuites en avant dans le gigantisme, malgré le soin apporté à l’argumentaire durable, devait susciter nécessairement des oppositions.

Les bateliers seront-ils de la Fête ?

Longueil-Annel, autour de son Musée des bateliers et le long du canal latéral de l’Oise, organise tous les premiers dimanches de juillet sa Fête de la batellerie. Sortie de la Géante des Bateliers, démonstration de joutes nautiques, marché, spectacles, musique. Cette année, se souvient Hélène, qui vit sur une péniche, la Compagnie du canal avait décidé de tenir un stand d’information. Elle y découvre alors que la Vieille Oise sera rebouchée, le bras du canal coupé, et le Bois de l’Écureuil rasé. Fin des joutes pour les uns, des parties de pêche pour les autres, des péniches délogées et jetées plus loin, et la crainte de l’envasement du canal pour ses riverains. Les habitants créent le Collectif des Citoyens de l’eau, qui invite au rassemblement du 24 septembre.

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La vieille Oise

On arrive au point de rassemblement avec une demi-heure de retard. Les esprits - un peu plus de 200 - sont déjà bien échauffés. Le maire de Thourotte (PCF), la commune voisine, est remonté comme un coucou – faut pas trop le chercher, le maire de Thourotte : « Vous consultez les communes, vous dites ‘Oui oui’, et ensuite vous décidez seuls. Moi je veux un autre tracé et un quai de chargement devant mes entreprises, pour Saint-Gobain et les autres. » Il harangue le directeur de la Société du canal qui s’est invité au rassemblement, en bras de chemise et sans vergogne, pour mobiliser l’attention des gens et des journalistes :
« Nous ne rebouchons pas une rivière, nous la déplaçons de 200m, se justifie-t-il face à d’autres. »
 Et le bilan CO2 de votre canal, on peut l’avoir ?, enchérit un perplexe de la propagande durable.
 Et le vivant, hein, vous détruisez du vivant !, surenchérit un étudiant ingénieur venu de Compiègne.
 Mais on va compenser en créant une zone humide, des prairies et des roselières, rétorque le directeur. Et puis tout ça, c’est bon pour l’emploi ! Vous savez que même à Longueil, il y a des migrants qui n’attendent que ça de travailler sur le canal. Nous on va aider les gens, et puis on va donner de la fierté ! »

La discussion continue comme ça, du tac-au-tac, dans le brouhaha. Tous les avis sont représentés. Il y a les défenseurs des chauve-souris et des martins-pêcheurs, les spécialistes du dossier qui argumentent pied à pied avec M. le Directeur, les riverains qui veulent se préserver de l’envasement de l’Oise devant chez eux, quand soudain arrive comme une boule de flipper un énergique petit monsieur venu cogner on ne sait trop qui, prestement arrêté dans son entreprise sous le regard hébété de la Gendarmerie. Le soleil brille, l’ambiance est bonne.

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On s’écarte pour connaître l’avis des bateliers postés loin du tumulte. Ils conversent avec un représentant d’EELV :
« De toute façon, c’est décidé, on ne peut plus rien si ce n’est que ce soit mieux aménagé », s’empresse de préciser l’écolo, comme si EELV n’avait pas depuis toujours tortillé pour un projet « recalibré ».
 Non, il reste des enquêtes publiques, des autorisations environnementales, on peut encore agir, intervient un membre du Collectif contre le canal.
 Oh, perds pas ton argent, t’chiot, répond une batelière en retraite, de toute façon faut bien transporter, on est de plus en plus nombreux. Là dessus ce sera surtout des céréales, on en a besoin des céréales, et puis on en exporte beaucoup.
 Ouais, moi j’y crois pas trop au transport de marchandises, continue un plus jeune, c’est plus cher, plus lent et moins pratique que le camion, la grande distribution ne l’utilisera pas. » Les calculs, les estimations, les paris sur l’avenir vont bon train.

On entend mille raisons d’être plus ou moins pour le canal, ou pour mais alors pas comme ça, ou contre « à moins qu’il y ait un vrai report de la route vers le fluvial », et encore autant de raisons de le refuser complètement. Les plus jeunes interpellent au nom du « vivant », les riverains citent les espèces menacées, d’autres relèvent l’absurdité de soumettre un peu plus une région déjà ravagée par l’industrie aux désirs de quelques industriels du transport et de la grande distribution. Et puis... une question nous taraude, celle de l’utilité du transport et de la production : que faut-il donc transporter ? Quelles marchandises, et quels besoins, nécessitent un tel ouvrage ? Ne faut-il pas plutôt décélérer la production et le transport mondial, plutôt que d’aménager encore et toujours plus ?

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Le Collectif contre le Canal Seine-Nord et l’Association pour la Suppression des Pollutions Industrielles recueillent des dons pour les diverses mobilisations militantes et juridiques. Ils se font par cette plateforme numérique ou par chèque à l’ordre de l’ASPI, 49 rue Daubenton, 59 100 Roubaix.
Il est aussi possible de signer la pétition des Citoyens de l’eau, « Qui rebouche une rivière sème la colère », qui recueille déjà plus de 21 000 signatures.

Notes

[1Cf. L’Enfer vert, Tomjo, L’Échappée, 2012.

[2Cf. leur Lettre au Président de la République de 2017, « Seine-Nord : un canal noyé par le gouvernement », Libération, 16 août 2017.

[3« Vers une grande politique de l’eau en Hauts-de-France », nov. 2022.