Le week-end dernier, deux propositions culturelles ont interpelé notre service Culture. Le concert d’Astéréotypie, groupe de rock surréaliste aux textes écrits et chantés par quatre auteurs autistes. L’exposition Animalis Machina, une science-fiction plongée dans une entreprise d’animaux et de viande synthétiques. Deux propositions en but au transhumanisme, à la standardisation des vivants par les technologies reproductives.
Dancing Machine, Natures artificielles, Futurotextiles, Novacène, programmation du Théâtre du nord... nos chroniques culturelles n’ont jamais fait que relever l’académisme local en faveur du monde-machine et du vivant trafiqué. Une fois n’est pas coutume, nous avons vu l’inverse.
Cococh Industry
Le Tripostal, lieu d’expo municipal, présente depuis le 22 janvier 2025 une série de montages animés de l’illustrateur Franck Dion. Le visiteur est invité à entrer dans le show room de l’entreprise fictive Cococh Industry, spécialisée dans la « Food Tech » :
Cococh© propose une gamme de produits éthiques garantis sans exploitation humaine ni animale, pour la raison que les uns ont été remplacés par l’intelligence artificielles et les robots, les autres par des protéines de synthèse. C’est ironique. Le tragique est que tout cela existe ou presque. Les vaches génétiquement modifiées pour produire plus de viande et moins de méthane, la viande de synthèse cultivée en labo, nous faisions déjà état de cette bienveillance techno-vegan dans notre article « Écologisme et transhumanisme », en 2016 [1].
Sans dévoiler la suite de l’expo, somme toute succincte, les animaux Cococh© balancés sur des convoyeurs d’usine en sortent tout carrés pour un stockage facile. Vous avez la métaphore. Maintenant, imaginez la même expo non pas avec des animaux imaginaires mignons, mais avec des bébés humains. Ce serait effrayant, ça ne passerait pas au Tripostal, et pourtant...
Human Industry
Pour 750 euros, l’entreprise Cryos International propose un « Test de compatibilité génétique » entre les donneurs de matériel reproductif et leurs réceptacles : « Chez Cryos, nous voulons vous apporter la tranquillité d’esprit et les meilleures chances possibles de devenir le parent d’un enfant en bonne santé. » La différence avec Cococh est que Cryos n’est pas le fruit d’un imaginaire sarcastique, mais une entreprise danoise de reproduction artificielle d’humains. Ses services n’en sont pas moins disruptifs : « Vous recherchez un donneur qui ressemble à une personne en particulier ? La reconnaissance faciale Cryos est un outil gratuit de recherche de donneurs. » Les profils indiquant déjà l’origine ethnique, le groupe sanguin, le diplôme, la profession, les centres d’intérêt, et même un « profil d’intelligence émotionnelle ».
Une fois le matériel reproductif sélectionné sur catalogue, s’il ne peut pas encore être modifié génétiquement en France, un Dépistage pré-implantatoire (DPI) assure dès l’éprouvette la sélection des futurs humains les plus vaillants et les moins à risque. Dexeus Fertility est « équipé de technologies de pointe et d’une équipe d’embryologistes et de généticiens hautement qualifiés » pour repérer 180 maladies dès le tube à essai, y compris la surdité. A la suite de quoi, au stade fœtal, le Dépistage pré-natal (DPN) détecte les maladies génétiques y compris mentales, comme l’autisme. De sorte qu’en sortie d’usine, l’eugénisme humain fait son grand retour, et inquiète jusqu’à l’ONU.
Le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU s’inquiète qu’en France « Les politiques et pratiques capacitistes sur lesquelles reposent le dépistage génétique prénatal des déficiences fœtales, en particulier de la trisomie 21 et de l’autisme, et le dépistage néonatal de la surdité dévalorisent les personnes handicapées [2]. » Le même Comité regrette en Suède « Les attitudes négatives à l’égard des personnes handicapées, en particulier des personnes ayant un handicap intellectuel ou psychosocial, dans les procédures et la prise de décisions concernant les dépistages prénatals ». Stéréotypes concourant à terme à « la disparition de certains types de déficiences intellectuelles3. » L’eugénisme.
La Suède et les États-Unis ne pratiquent plus la stérilisation forcée des « inaptes » et des « imbéciles » depuis les années 1970, de même que l’Allemagne ne supprime plus les « dégénérés » depuis 1945. Le terme consacré aujourd’hui est l’« eugénisme libéral », la sélection laissée à l’appréciation des futurs parents. Mais quel genre de « libéralités » existent quand l’industrie hospitalière et médicale pousse à la sélection, quand le secteur psycho-social se dégrade à grande vitesse, quand les valeurs hégémoniques sont celles de la puissance et du profit, de la performance et de la compétition ? « Plus vite, plus haut, plus fort », même les Jeux paralympiques vendent le dépassement de soi et l’humain-machine.
La Nef des fous
En 2022, la chanteuse d’Astéréotypie nous révélait qu’« Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme / La vie réelle est agaçante ». Dans le nouvel album, on ne sait quelle exilée fiscale elle vise quand elle écrit « Je prends mon arc et mon carquois empli de flèche / Et je tire sur cette pétasse de la télé-réalité de Dubaï », mais les canons de réussite audiovisuels sont attaqués. « Que la biche soit en nous », cet éclair de poésie surréaliste a déjà tout d’un hymne à la vie sauvage.
Il y a cent ans, dans la morbidité industrielle déchaînée en guerre mondiale, les surréalistes repêchaient les trésors de liberté enfouis par le rationalisme moderne, d’abord dans leur inconscient (par l’association libre et l’écriture automatique), puis chez les artistes dits primitifs, enfin dans le supplément d’âme offert par les fous, catalogué depuis en « art brut ». Marie-Antoinette n’est-elle pas immortelle ? Ne peut-on pas se marier avec un billet de 20 euros à la Banque centrale européenne ? Les abeilles ne lisent-elles pas de la poésie aux frelons ? Les auteurs d’Astéréotypie célèbrent l’inverse de la stéréotypie, cette vie répétitive et standardisée que nous imposent l’usine, la vie urbaine et l’industrie culturelle. La Cococh et la Human Industry.
Après dix ans d’enquêtes, et devant la quantité de délits imaginaires que nous opposent nos détracteurs transhumanistes, on ne sait parfois plus comment se faire comprendre. Les technologies reproductives concourent à la disparition des aspérités humaines et jusqu’à l’existence des montés-de-biais et des improductifs, comme les autistes. Mais comme les surréalistes il y a cent ans, la poésie d’Astéréotypie fait sortir, de notre forêt intérieure, la biche cachée en chacun de nous. Et comme celle cachée dans les bois, elle mérite tous les égards.
Illustrations : Je me sens dissocié, Modeste Richard, xylogravure, 2012. L’homme-arbre, Jérôme Bosch, ca 1500.