Alors qu’il roupillait dans sa tanière depuis trop longtemps, Renart décida de faire valoir au monde entier ses frasques, ses friponneries et autres tours malicieux qu’il joue depuis quelques années à la bonne société des bétonneurs. Il les publia sous le titre La Société vivante fête la friche accompagnés des meilleurs arguments contre l’urbanisme que les défenseurs de la friche Saint-Sauveur mobilisèrent devant le juge notamment. Voici l’introduction dudit ouvrage et quelques extraits aguicheurs.
Nous sommes les opposants au projet d’urbanisation de la friche Saint-Sauveur à Lille. Nous ne sommes personne et nous sommes tout le monde. Nous n’avons aucune qualification. Nous ne recevons aucune rétribution pour ce que nous faisons. Pire, depuis trois ans, notre opposition nous coûte des soirées, des week-ends, des repas en famille ou avec des amis, et bien sûr de l’argent. Nous avons mieux à faire que de lire des rapports, des études, des mémos, une littérature grise indigeste et ennuyeuse. Et pourtant.
Face à nous se trouvent des élus et des techniciens. Les techniciens sont salariés, nombreux et qualifiés. Ils sont rétribués trente-cinq heures par semaine pour pondre des rapports qui finiront sur les bureaux d’un commissaire-enquêteur, d’un juge, et sous nos yeux. Nous avons lu ces rapports pour en relever les incohérences, les manques et les erreurs. Nous avons dû les lire puisqu’ils sont le terrain sur lequel une décision politique peut être contestée. Voilà en quoi consiste être « citoyen » aujourd’hui : combattre à armes inégales sur le terrain ennemi, payer pour envelopper de jargon technocratique des désirs communs. Nous n’avons pas voulu être ces citoyens. Et pourtant.
La contre-expertise est un piège. Chaque problème technique trouve sa solution technique. De sorte que la philosophie générale d’un projet industriel ou d’aménagement en sort indemne. Une espèce protégée peut être déplacée, une terre polluée dépolluée, une statistique réfutée par une autre statistique. Toute victoire sur ce terrain technique, qui peut nous permettre de bloquer en justice voire d’annuler un projet ravageur, n’en est pas moins une défaite. Une défaite synonyme de confiscation du débat public par une minorité d’experts et de contre-experts qui parlent la langue morte des instances administratives.
Et pourtant nous nous y sommes soumis. Nous nous y sommes pliés et nous avons repoussé les bulldozers pour plusieurs mois. Nous nous y sommes soumis, nous avons gagné quelques batailles, sans nous en contenter. Nous nous sommes battus contre un projet particulier mais aussi contre une philosophie générale, mondiale, à la fois économique et urbaine. Il faut bien partir de quelque part. De préférence là où l’on vit. Faute de quoi la critique est stérile. Il est assez facile de critiquer une abstraction ou de soutenir des causes lointaines ou passées, certains en font même une carrière. Nous avons contesté un projet local et actuel au nom d’une remise en question globale et politique. Nous avons joué ce jeu de la contre-expertise en gardant toujours à l’esprit que nous méprisons ses règles.
Nous avons joué ce jeu sans jamais oublier que les 23 hectares de la friche Saint-Sauveur, au centre de Lille, sont un symbole, un révélateur, un concentré de questions qui la dépassent. Nous l’avons joué aussi parce que notre lutte a quelque chose d’inédit en France. Chacun connaît les arguments contre l’étalement urbain, pour la préservation des terres agricoles, de forêts ou de « zones humides ». Beaucoup ont écrit, lu et manifesté contre des projets d’aéroport, de zone commerciale ou de contournement routier. Même les politiques publiques peuvent embrasser ces préoccupations. Leurs responsables décident régulièrement d’enrayer l’artificialisation des campagnes en soutenant la densification des métropoles, notamment en réinvestissant ces « opportunités foncières » que sont les friches industrielles. Nous avons donc cherché des arguments nouveaux.
Dans le Nord particulièrement, nous vivons sur les décombres de la vieille société industrielle. Mais ici comme ailleurs, des projets économiques promettent de « revitaliser » ces territoires morts. De manière temporaire, en concédant à des artistes ou à des habitants le droit de les investir en attendant les travaux. De manière pérenne, par l’implantation d’activités relevant de la nouvelle économie créative et technologique, comme Saint-Sauveur ou Euratechnologies à Lille, Darwin à Bordeaux, L’île de Nantes, Confluences à Lyon, La Belle de mai à Marseille ou les quais de Seine à Pantin.
La langue morte des technocrates de l’aménagement trahit par avance la philosophie de leurs « projets ». Une économie mortifère produit à son service des espaces stériles et des logements étouffés. Nous ne sommes pas entrés dans ce jeu de dupes d’une « occupation temporaire » de la friche. Depuis cinq ans pourtant, nous l’occupons librement, nous la faisons vivre pour de bon, et nous l’occuperons encore demain avec toutes celles et ceux qui souhaitent l’animer. L’expérience d’un « délaissé urbain », hors des radars aménageurs et des escouades du maintien de l’ordre, nous a donné un souffle de liberté. Si nous nous battons pour plus de nature en ville, c’est au sens plein du terme : pour ce qui est libre et vivant, contre ce qui est artificiel et standard. La friche Saint-Sauveur en est ici la dernière possibilité.
Cet opuscule débute avec le témoignage romancé et fripon de notre occupation de la friche. Il se poursuit avec nos arguments contre la densification urbaine. Et se conclut sur une proposition de coopérative pour faire vivre demain un lieu à notre image.
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