Bâties en bois hors les remparts de Lille afin d’être incendiées en cas de siège, les maisons de la rue du faubourg de Roubaix sont sur le point d’accomplir - deux siècles après leur construction - leur destinée historique : la destruction par la guerre. Sous les bombes des aménageurs d’Euralille, elle est économique et urbaine. Si le discours des vendeurs d’« urbanisme innovant » adopte les effets masturbatoires propres à la prise de cocaïne, la liturgie urbanistique demeure la même. « Investir de vi(ll)e les vides », commande le service Slogan d’Euralille, adoptant la maxime de Le Corbusier pour qui « urbaniser, c’est faire de l’argent ». Quant aux habitants, leur sursis tombera entre les bulldozers et la fonction [effacer] d’un logiciel de Dessin Assisté par Ordinateur.
L’« îlot pépinière » a longtemps abrité le dernier bail rural de Lille, consenti à un fleuriste établi dans les lieux depuis plusieurs générations. Vaste bosquet longeant le cimetière de l’Est et bordé de petites maisons urbaines, c’est un des rares vestiges du temps où Saint-Maurice-des-champs était séparé des remparts de Lille par une large zone non aedificandi : sorte d’Atlantide champêtre, autrement connue sous le nom de « Parc des Dondaines », qui accueilla pendant longtemps les cabanes construites de bric et de broc des démerdards, marchands ambulants, bohémiens et autres chiffonniers qui firent de cette « zone » un lieu prisé pour ses guinguettes et ses fêtes interminables. Rendu constructible à la fin des années 1980 par un Pierre Mauroy déterminé à propulser Lille dans la compétition métropolitaine, le parc est englouti en quelques années sous la gare TGV, le périphérique, les bureaux d’affaires, les centres administratifs et les barres de logements normalisés.
Faubourg d’une dizaine de milliers d’habitants, Saint-Maurice s’est dès lors trouvé « au cœur d’une dynamique de développement territorial » impliquant des ensembles économiques de plus en plus vastes. De Lille Métropole à l’Aire Métropolitaine de Lille (presque 4 millions d’habitants) une décennie aura suffi pour que l’îlot pépinière - n’ayant connu jusque-là que la délicate économie de la pousse artisanale des fleurs - prenne figure d’« aberration foncière » et que la « requalification » s’impose. Restait à statuer sur le sort d’« occupants » dont « la proximité réductive (sic) et la non spécialisation technocratique [se trouva dès lors] confrontée à des visions complexes de plus vaste échelle. »
Préemption et paupérisation programmée du bâti, adaptation de la réglementation aux exigences d’« optimisation économique » du terrain, pseudo-consultation des habitants, expropriations à bas prix, harcèlement et intimidation des récalcitrants, les pouvoirs publics ne se targuent pas ici d’innovation et privilégient des techniques éprouvées. Imperturbablement, les façades des demeures en sursis - vidées de leurs habitants et livrées au pourrissement - se parent de panneaux bigarrés annonçant, comme une rassurance, que « la ville continue »... Sur les autres, témoignant des dernières résistances, des affiches donnent à lire la propagande municipale en langage courant : "habitant dégage : la mairie aménage".
Techno-cité radieuse
Initialement voué à organiser l’espace selon les besoins standardisés de l’« homme nouveau » au sein de la société industrielle, l’urbanisme dessine désormais le décor d’une post-humanité mobile et connectée, renvoyant à leur obsolescence les quelques bouseux encore attachés à la glaise de leur pépinière. A l’image de sa population - néo-prolétariat hors-sol, mutable au gré des fluctuations du marché mondial - la techno-cité se veut intense, innovante, évanescente, mutable et permanente, continue et fragmentée, durable et éphémère, dense et diffuse, poreuse, intelligente, créative, ubiquitaire, multiculturelle, globale, etc.
Ces adjectifs ne doivent pas nous faire oublier que les urbanistes n’ont jamais désavoué le bon vieux planisme issu du mouvement moderne : l’organisation industrialiste de l’espace et du temps, et l’accaparement par une caste d’experts du droit à faire la ville d’en haut, comme à l’aplomb d’une carte d’État Major. Après tout, des Siedlungen et autres Cités Radieuses de l’après-guerre aux éco-quartiers de la « ville durable », les modèles architecturaux qui ont sous-tendu l’urbanisation de la vie n’ont jamais été que les variantes, diffuses ou concentrées, du même mode de production (rationaliste, économiste, industriel). Et aussi bien les discours sur la Haute Qualité Environnementale que le façadisme pop des « opérations de logement » les plus récentes dissimulent mal les atavismes fonctionnalistes de leurs concepteurs. A mesure que la société industrielle achève de « transformer l’espace comme son propre décor », la doctrine des C.I.A.M, travailler/se récréer/circuler... est plus que jamais à l’ordre du jour. Ici comme ailleurs, les noms restent mais les lieux disparaissent à mesure que la réalité rejoint l’artificialité des images de synthèse des architectes - la joie de vivre en moins.
De Saint-Maurice-des-champs à Saint-Maurice-des-flux
Une habitante raconte : « Après avoir emprunté une frêle passerelle surplombant l’ancien périphérique, on était ’’aux champs’’ : on allait même porter le pain rassis de la semaine aux poneys du club hippique, là où il n’y a plus maintenant qu’immeubles de bureaux et béton. Les plus anciens habitants nous parlaient avec nostalgie de la guinguette du Carrefour Labis, mais je ne l’ai pas connue ; je l’ai retrouvée sur une vieille carte postale. Je me souviens aussi de la fin de l’été, où nous allions, juste avant la reprise de l’école, cueillir les baies de sureau du parc des Dondaines, pour en faire la gelée des goûters de septembre. Jusqu’à la période plus troublée qui, avec le début des années 1980, vint perturber le calme de Saint Maurice-des-Champs. Saint-Maurice a pris un nouveau visage, il a bien fallu s’y habituer. Un peu de calme est revenu, mais pas pour très longtemps, car les chantiers de construction ont continué dans le quartier ou sur ses frontières […] C’est vrai que Saint-Maurice-des-Champs n’est plus tout à fait le même, mais quels atouts pour ’’bouger’’ ! »
Quand l’accumulation du capital devient devoir systémique d’urbanisation, la ville devient entreprise urbaine, reconfigurant l’espace pour y "attirer les flux mobiles et flexibles de la production, de la finance et de la consommation". On comprend mieux dès lors que la ville doive « s’appuyer sur une infrastructure de support [...] où le flux prime sur le lieu » (AUL) ; et pourquoi du Saint-Maurice ancien il ne reste rien, sinon en marge des infrastructures de la circulation marchande. Seules rescapées au sein de l’espace ainsi liquéfié, liquidé, quelques demeures en bois et ruelles d’avant la géo-localisation et les vapeurs d’essence préservent un succédané d’« ambiance de faubourg ». Et La Voix du Nord de s’émerveiller « des airs de village » de la rue du Faubourg de Roubaix ; quand Saint-Maurice n’est plus en réalité qu’une coordonnée GPS dans l’entrelacs géométrique des flux autoroutiers, ferroviaires et métropolitains.
« Laissez-vous transporter » pourrait être le mot de la fin si l’on croyait Transpole. Mais Antoine, habitant « expulsable » depuis le mois d’Août, a d’autres projets pour son quartier : « Sur ces deux hectares de terre, on pourrait créer une activité économique de maraîchage avec les personnes à la rue. On pourrait organiser un petit marché hebdomadaire, recréer une vie de quartier et se nourrir de légumes cultivés ici. La mairie, responsable du délabrement des maisons, pourrait les réhabiliter et proposer du logement social. Une maison individuelle avec jardin est tout de même plus agréable que des barres de neuf étages. » La simplicité de ces quelques pistes tranche avec les vanités eurométropolitaines pour lesquelles les habitants sont une entrave. Elle ferait pourtant de Saint-Maurice un quartier accueillant qui renouerait avec son histoire. Mais la simplicité, pour un responsable de la quatrième ville française, n’a pas lieu d’être.
Hors-sol , 2015.