Entretien avec David Le Breton à propos de Disparaître de soi, une tentation contemporaine1
Sans le savoir, David Le Breton est spécialiste des zombies. Pas ceux des films à succès. Ceux que nous sommes devenus, dans la rue, au travail, sur les réseaux sociaux. Dans son dernier livre, le sociologue dresse le tableau d’une société traversée par la « blancheur », cette « volonté de se mettre hors jeu, de se détacher des passions communes, de ne plus être emporté par elles à son corps défendant. » Ces petites morts sans cadavres prennent bien des aspects. L’impersonnalisation de soi et le détachement aux autres. Le sommeil, le burn out, la dépression. La défonce et la religion. L’épidémie d’Alzheimer ou la fuite dans l’infini du virtuel des hikikomori, ces adolescents japonais reclus dans leur chambre pendant des mois voire des années2. Mais aussi cette obsession contemporaine pour les questions d’identité, désormais mouvante, personnelle et à portée du pouvoir technoscientifique. Les morts-vivants sont parmi nous.
Peut-on parler de crise « existentielle » de notre civilisation (post)moderne ou n’est-ce pas une constance de l’humanité que de vouloir fuir un présent trop lourd ?
Cette quête de la blancheur, de l’absence, est spécifique au monde contemporain, du moins avec une telle ampleur sociologique. Elle est propre à une société d’individus où chacun décide de manière personnelle du sens et des valeurs de son existence. L’individualisation du sens, en libérant des traditions ou des valeurs communes, dégage de toute autorité. Chacun devient son propre maître et n’a de compte à rendre qu’à lui-même. Le morcellement du lien social isole chaque individu et le renvoie à sa liberté, à la jouissance de son autonomie ou, à l’inverse, à son sentiment d’insuffisance, à son échec personnel. L’individu qui ne dispose pas de solides ressources intérieures pour s’ajuster et investir les événements de significations et de valeurs, qui manque d’une confiance suffisante en lui, se sent d’autant plus vulnérable et doit se soutenir par lui-même à défaut de l’être par sa communauté. Souvent il baigne dans un climat de tension, d’inquiétude, de doute qui rend la vie difficile. Le goût de vivre n’est pas toujours au rendez-vous. Nombre d’individus aspirent à la relâche de la pression qui pèse sur leurs épaules, à la suspension de cet effort à fournir sans cesse pour continuer à être soi au fil du temps et des circonstances, toujours à la hauteur des exigences envers soi et envers les autres.
L’impersonnalisation que vous soulevez à propos de ceux qui disparaissent d’eux-mêmes ne répond-elle pas à l’impersonnalisation des liens sociaux, d’un environnement traversé de « non-lieux » (Marc Augé), de la société marchande ?
Oui, elle est son terreau. L’individu peine à trouver sa place, il désinvestit le monde qui l’entoure. Les autres à son entour s’éloignent également trouvant un moindre intérêt à sa fréquentation ou s’agaçant de sa manière d’être toujours ailleurs. Il ne veut plus être quelqu’un pour le lien social ou sa famille et il s’est dessaisi de son existence, vivant par une sorte de pesanteur. Il est là sans plus y être. Il prend congé de son ancienne personnalité et il devient délibérément méconnaissable. Mais au départ il y a un lien social où l’on est de moins en moins ensemble et de plus en plus côte à côte.
En quoi le chômage de masse et la précarité sont-ils des facteurs aggravant les phénomènes de « disparition de soi » ? À l’inverse, le travail immunise-t-il encore contre la blancheur ?
Le chômage induit souvent la riposte active d’une recherche de travail, et souvent aussi des petits boulots au noir. Il suscite un lâcher prise quand le temps passe et donne le sentiment que la situation est sans issue. La tentation est alors grande de se replier sur soi, parfois dans la rumination. Mais pour d’autres le chômage ne sera jamais vécu comme une fatalité et ils ne cesseront d’être réactifs à leur milieu. Le travail, certes, est une protection contre la blancheur, il donne un cadre, un emploi du temps, des responsabilités, il immerge en profondeur au sein du lien social. Il devient nocif en revanche dans le contexte du harcèlement, du trop-plein, quand l’individu est saturé de travail et en perd le goût de vivre. Le burn out est à la clé de cette lassitude.
Y a-t-il des différences entre les classes sociales (vous faites référence au burn out des cadres) ou sommes-nous tous devenus des Hommes sans qualité – de la fin des métiers au profit des « compétences », à l’état de spectateur-consommateur ou de numéro dans un fichier – au point de vouloir disparaître ?
Le burn out touche aussi des ouvriers. Dans le contexte de la précarité de l’emploi, chaque personne active est susceptible de payer cher psychologiquement le « privilège » de son poste. C’est la porte ouverte aux comportements pervers comme le montrent bien les travaux de Christophe Dejours. Le harcèlement, la peur, l’écrasement sous les tâches ne touche pas que les cadres.
La jeunesse semble plus sujette à ces épisodes de retrait (binge drinking, jeux vidéos) alors qu’elle devrait être l’âge de l’insouciance. Pourquoi ? Ces phénomènes sont-ils de plus en plus précoces ?
Les adolescents sont globalement bien dans leur peau. Cependant 15% d’entre eux se sentent en porte-à-faux avec le monde et connaissent des périodes de détresse au cours desquelles ils se mettent délibérément en danger en traversant les conduites à risque. Souvent le jeune se débat dans un malaise diffus, impossible à cerner. Il ne sait pas ce qu’il cherche et qui lui parait à la fois si proche et si inaccessible. En état de siège, il affronte une situation qui restreint sa marge de manœuvre sur le monde et altère en profondeur son goût de vivre. Il se sent menacé dans son intégrité et sa continuité personnelles. Plus qu’aucune autre période de l’existence, ce passage est semé de doutes, de turbulences, d’interrogations sur le sens de la vie. La souffrance y atteint une rare intensité car le jeune ne dispose pas encore d’une histoire propre à relativiser son désarroi. Il prend de plein fouet l’adversité rencontrée avec le sentiment que l’état des choses ne peut que s’obstiner à demeurer ce qu’il est.
De l’effacement subtil de soi et des autres à la dépression chronique, n’y a-t-il qu’une gradation dans un même mal ou trouve-t-on des ruptures qualitatives ?
Au-delà du deuil, la dépression est une expérience contrainte de disparition, elle est aujourd’hui l’un des troubles les plus couramment diagnostiqués dans le monde. Au-delà de son périmètre médical, la notion de dépression devient une référence commune, traduisant pour beaucoup le sentiment d’un écrasement de leur existence. On ne peut la considérer seulement comme ayant ses racines dans l’enfance, elle est aussi, et sans doute surtout, une conséquence de la difficulté à être soi dans nos sociétés, à l’épuisement de devoir sans cesse se maintenir au niveau des exigences requises par son individualité. Elle est une dépossession de soi, le sentiment d’être enfermé désormais dans une sorte de caricature malheureuse de soi. Dans la vie courante, l’immersion dans la durée est une évidence, l’individu s’écoule en elle sans éprouver le sentiment d’une distance ou d’un obstacle. Mais cette perception dépend des significations attachées à son existence sur le moment. Parfois le temps s’écoule au ralenti ou s’accélère, connaît des rythmes différents, ou il se fige dans une sorte d’attente douloureuse. Une pathologie de la temporalité, un arrêt de la durée suspend l’existence et contribue à la rendre terne, sans relief. Attente sans objet, dans une tonalité douloureuse sur le fond d’une impuissance à agir et à relancer le temps par des projets. La dépression en effet commence avec la déprime, le découragement, mais à ce moment l’individu dispose encore d’une marge de manœuvre pour ne pas se perdre.
L’épidémie d’Alzheimer est souvent expliquée par l’allongement de la vie et les produits neurotoxiques ingérés. Mais vous offrez d’autres explications plus subjectives. Quelles sont-elles, notamment pour les cas les plus précoces ?
Souvent chez les personnes Alzheimer on rencontre en amont de leur histoire une cassure dans leur rapport au monde, un événement qui a fissuré leurs assises identitaires en leur donnant la volonté de disparaître. Il s’agissait d’une rupture radicale du sens de sa vie : chômage, retraite, décès d’un proche ou d’une figure symbolique, départ des enfants, abandon de la maison ou de l’appartement pour une maison de retraite, déménagement, hospitalisation, mort d’un animal familier, quelque chose a brisé l’évidence de l’écoulement des jours. Parfois aussi le glissement s’opère avec lenteur, un événement anodin est simplement la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Parfois rien n’est repérable, l’effacement est presque insensible mais il ne cesse de progresser. Le miroir où la personne construisait son unité au jour le jour est désormais fêlé, et peu à peu il se morcelle au point où elle cesse de s’y reconnaître, ou ne le souhaite plus tant elle perçoit un écart douloureux entre ce qu’elle est devenue et ce qu’elle croit pourtant toujours être. La maladie d’Alzheimer est une sorte de désapprentissage des données les plus élémentaires du sentiment de soi et de l’interaction avec les autres, ou du mouvement de la vie quotidienne, du langage, de l’intelligence du corps, du temps, de l’espace. L’entrée dans une terre définitivement étrangère, un lâcher prise sans retour. Elle s’absente comme si elle se retirait dans les coulisses de sa personne pour faire relâche des nécessités de la représentation sociale. Elle ne veut plus monter sur scène, et puis, bientôt, elle ne le peut plus. Seules les formes les plus précoces, entre quarante et soixante ans, relèveraient d’un terrain génétique avéré. Mais je pense que l’hypothèse organique est souvent un leurre, une manière commode de se rassurer et de poser l’inéluctabilité de la situation.
« Après-Charlie » oblige, vous parlez de la montée des fanatismes religieux actuels et des sectes new age comme des manifestations d’une disparition de soi alors que ces spiritualités de bazar prétendent aider leurs inféodés à se « recentrer », à se « retrouver ». Y a-t-il tromperie ?
C’est un jugement de valeur. Une autre figure de la disparition tient en effet dans l’adhésion à une secte ou dans le djihadisme. Dans nos sociétés, le croire s’individualise. Le bricolage est de mise au sein du vaste supermarché des offres spirituelles, souvent à tonalité new age. Le jeune en quête d’une signification à son existence y trouve un moment une réponse, parfois durablement. Il se défait des contraintes de l’identité à travers un retrait en l’autre. La secte (ou le groupe intégriste sur un autre registre) se coupe du monde, instaure une dimension propre de transcendance autoproclamée afin de s’éloigner géographiquement ou symboliquement d’une humanité impure, impie ou inconsciente d’elle-même. Avec ses certitudes tranquilles posées en vérités intangibles, sa hiérarchie rigide, elle élimine l’infinie complexité du monde autour de quelques vérités élémentaires et des modalités spécifiques de fonctionnement. Elle se veut totalisante, sinon totalitaire dans les faits. Elle donne enfin une orientation.
D’un côté, vous décrivez la blancheur comme le fait de « se défaire de toutes les contraintes de l’identité pour ne plus exister qu’a minima ». De l’autre, vous constatez une quête d’identité de tous les instants. Or, notre époque semble entretenir un rapport hystérique à l’identité : de la mise en scène de soi sur Facebook aux rayons de librairies toujours plus fournis en « développement personnel » ; du rayonnement des idées postmodernes qui prétendent que toute connaissance est « située » en fonction « d’où l’on parle » jusqu’aux mouvements identitaires.
Oui, l’identité est devenue elle-même obsolescente. Le corps, autrefois bastion du sujet, centre de son identité, obéit à la même raison analytique qui fragmente l’individu. Les composantes du corps se détachent, s’individualisent, s’apparient selon des agencements inédits, se soustraient ou s’ajoutent, sont modifiées ou changées, se mêlent à des éléments techniques, et l’individu devient une sorte de fantôme hantant un archipel d’organes et de fonctions dont il est le terminal. Le morcellement du corps fait écho au morcellement de l’acteur, à l’émergence d’identités provisoires soumises à un recyclage régulier. Les procédures sociales d’individuation et leurs imputations dans le domaine des loisirs ou de la vie quotidienne, celles de la biologie ou de la médecine focalisant sur le corps et ses composantes leur exigence de recherches et d’applications, ou encore les procédures de mise en œuvre de la cyberculture qui fragmentent elles aussi la relation de l’homme à son corps, toutes ces démarches enfin convergent vers une autonomisation du corps pour le meilleur ou pour le pire, celui-ci étant simultanément lieu de salut ou de haine, supprimé comme un fossile ou corrigé comme un brouillon malencontreux.
C’est parfois à l’aide du slogan « Mon corps m’appartient » que le pouvoir technoscientifique augmente son emprise sur nos corps. Dans un ouvrage précédent, Anthropologie du corps et modernité, vous traitez notamment des cyborgs et des humains augmentés. Y a-t-il un parallèle avec la disparition subjective de soi ? Ou n’est-ce pas plutôt une affirmation de soi ?
Le corps est un objet à portée de main sur lequel exercer enfin un contrôle mis en difficulté partout ailleurs. Toutes les données fondatrices du sentiment d’identité sont devenues précaires : la relation amoureuse, conjugale, filiale, l’exercice professionnel, etc. La flexibilité s’impose comme une donnée de fond du contemporain. La seule certitude tient finalement dans le fait de se confondre à son corps et de disparaître un jour avec lui. Il est la seule assurance dans un monde obsolescent. Le désinvestissement des systèmes sociaux de sens amène à une centration accrue sur soi. Le repli sur le corps et l’apparence est un moyen de réduire l’incertitude en cherchant des limites symboliques au plus proche. Il ne reste plus que le corps auquel l’individu puisse croire et se rattacher. La transformation de son statut accompagne le mouvement de marchandisation du monde. L’obsolescence de la marchandise est devenue aussi celle du corps.
Le pouvoir nous a-t-il rendu à ce point impuissants à résoudre nos problèmes personnels par des actions collectives de transformation sociale et à visée universelle que nous sommes désormais contraints de nous enfermer dans un rapport de soi à soi ?
De moins en moins porté par des régulations collectives, l’individu est voué à l’initiative, à trouver en lui les ressources de sens pour demeurer acteur de son existence. Les grands récits qui orientaient il y a encore quelques années, les existences individuelles et collectives s’éparpillent dans le foisonnement des petits récits que chacun élabore sur soi. L’ambition consiste désormais à devenir soi-même. L’individu moderne n’est plus un héritier, il n’est plus assigné à une origine ou à une filiation, il a ses racines dans la seule expérience personnelle. Il s’institue par lui-même, certes sous l’influence des autres car il est toujours saisi dans la trame sociale, avec une marge de manœuvre qu’il lui appartient de construire, il n’échappe pas aux contraintes de la civilité, à sa condition sociale et culturelle, et à son environnement, et notamment aux offres abondantes du marché. Il y a encore une trentaine d’années le souci était de changer la vie, aujourd’hui il est de changer son corps. Virage narcissique qui traduit l’individualisation croissante de nos sociétés. Certes elles peuvent « communier » provisoirement autour d’une émotion (Je suis Charlie) mais pas pour très longtemps. Un archipel d’individus se rencontre un instant avant de reprendre chacun son chemin propre.
Initialement paru dans le revue Hors-sol, été 2015.
Notes
1. Éditions Métailié, 2015.
2. Le phénomène concerne un million de jeunes japonais. Voir le film De l’autre côté de la porte de Laurence Thrush, 2015.