Mais qui sont les zombies ? À l’origine, ce sont de vrais morts-vivants bourrés de puissantes drogues pendant des rites vaudous haïtiens. Mais dans la culture de masse, qui représentent-ils ? Les téléspectateurs eux-mêmes ou les barbares aux portes de l’Occident ? Les classes dangereuses ou les estropiés d’une société industrielle pathogène ? Nous avons posé la question à Alain Musset. Géographe et amateur de science-fiction critique, il a publié Syndrome de Babylone, géofictions de l’apocalypse. D’après lui, la charge portée contre l’ordre social par Romero, pape du genre zombie, s’est retournée en une militarisation de la société pour la préservation d’une humanité prétendue « saine ». L’odeur des chairs en putréfaction annonce le retour à l’Ordre. Ayez crainte du monde extérieur, cloîtrez-vous et attrapez votre arme automatique, les zombies frappent à votre porte.
À l’origine, le zombie porte une critique de notre aliénation, de l’esclavage moderne...
Le zombie est un genre passionnant qui met en lien un certain nombre de contradictions de la société contemporaine, et en particulier américaine. Je ne pense pas que ce soit un hasard si le maître du zombie, Romero, commence en 1968 avec Night of the living dead. Ce film touche le cœur même de la mauvaise conscience nord-américaine qu’est le problème racial : c’est nous face aux autres. Dans ce premier film, le personnage principal est un personnage de couleur – allusion métaphorique au racisme américain. Dix ans après, avec Dawn of the dead, Romero entame une critique plus sociale cette fois. Les zombies attaquent de tous côtés. Et où vont se réfugier les survivants ? Dans un centre commercial, le grand mall emblématique de la société de consommation de masse nord-américaine. Derrière les grilles s’entassent les zombies qui veulent entrer à l’intérieur. Le message est clair : nous sommes tous des consommateurs, donc nous sommes tous des zombies potentiels.
Romero persiste et signe dans Land of the dead : là, le refuge n’est plus un supermarché mais une ville ultra-sécurisée protégée par des murailles, des mitrailleuses, des barrières électriques, des miradors. On y vit comme si l’extérieur n’existait pas. C’est l’idée de la citadelle assiégée, de l’Occident face aux autres. Ce film de 2005 est une métaphore des États-Unis pris d’assaut par les latinos. Ils se protègent derrière le mur-frontière qui les sépare du Mexique, justement renforcé au milieu des années 90. L’idée c’est ça : on est replié sur soi, et de l’autre côté, les autres sont menaçants parce que différents. Ils sont pauvres et ils veulent nous bouffer. Encore une fois, on a quelque chose de critique sur le monde tel qu’il est, et une vision géopolitique de la situation.
Le zombie porte une charge critique quand il peut être chacun de nous. Mais il est de plus en plus un repoussoir qui sert une propagande sécuritaire ?
À partir de Romero, énormément de films, de bédés, de romans surfent sur la vague zombie. Mais leur portée critique est inexistante. C’est le cas dans la bédé Crossed, The Walking Dead, ou toute une série de films comme 28 jours plus tard. Ils sont juste là pour faire peur. Certes, on peut lire que nos sociétés contemporaines jouent sur la peur pour se maintenir. Mais la vision de Romero n’existe plus. Il s’agit la plupart du temps de faire du sanguinolent sans aller plus loin.
Par contre dans World War Z, tiré du roman de Brooks, le message est explicite. Où les gens sains se réfugient-ils ? À Jérusalem, peu après que l’État israélien ait construit un grand mur pour se séparer des Palestiniens. Et c’est parce qu’on fait rentrer des Palestiniens à l’intérieur de l’enceinte que l’on va provoquer l’entrée des zombies dans la Zone. Le mur protège l’humanité saine de l’humanité malsaine.
Le film I am a legend avec Will Smith est révélateur de cette bunkerisation. Deux filles réussissent à partir avec le sang du héros qui servira de sérum. Elles se réfugient dans un endroit préservé, derrière un immense mur, un portail blindé avec des hommes en armes de chaque côté. À l’intérieur, elles tombent sur une petite église blanche avec le drapeau américain. Le message est celui-là : la rue est dangereuse, l’espace public est dangereux, il faut se replier, créer des zones de sécurité, des gated communities ou des villes sous contrôle.
Le cinéma hollywoodien utilise le zombie pour mettre en place une vision moraliste et réactionnaire qui nous dit : « Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées ». C’est une défense de la pureté, de l’ordre social et économique, mais aussi du développement séparé des races tel que celui de l’apartheid sud-africain. Évidemment, ça ne se voit pas à la première lecture. Que retiennent les spectateurs ? S’arrêtent-ils à la peur ou voient-ils ce message subliminal qui participe du conditionnement ? Et inversement, voient-ils la critique de la société de consommation chez Romero ?
L’autre grande peur alimentée par les films de zombies est celle de l’effondrement des institutions, de l’État, qui aboutit à une struggle for life de laquelle émerge un sauveur providentiel. Dans I am a legend, le capitaine Neville se sacrifie pour donner son sang et sauver le monde. Le film est une exaltation d’un sauveur supérieur et sacrificiel. Ce qu’on ne retrouve pas chez Romero.
Si dans la plupart des films de zombies, la cause de l’épidémie n’est pas explicite, l’effondrement de la société industrielle est tout de même sous-jacent. Cette « société du risque », des accidents nucléaires ou de la propagation de virus, finit par nous zombifier.
La peur des épidémies est très ancienne. Voyons la peste par exemple, contre laquelle il faut s’isoler, ou les récits de l’Apocalypse. Cette peur atavique d’épidémies qui peuvent nous balayer de la carte peut passer des messages autant critiques que réactionnaires. Les deux films de Romero Dawn of the Dead et Land of the Dead commencent par des scènes de militarisation de l’espace urbain. L’ennemi c’est le pauvre, les minorités noires ou latinos qui menacent les bonnes gens, les Wasp. On est dans Mike Davis, Los Angeles, la ville forteresse, City of Quartz. On retrouve la peur de l’autre, mais de l’autre intérieur. Pas seulement l’ennemi du Choc des civilisations d’Huntington, mais un ennemi intérieur assimilé à l’altérité. Le Zombie rend cette altérité réellement fondamentale : ce sont des animaux, des rats, et la solution passera par l’enfermement et leur extermination.
Dans le remake de Dawn of the dead de Snyder, le message initial de Romero est complètement détourné, c’est scandaleux. Le salut vient d’une bonne famille Wasp alors que le danger vient du métissage lui-même. Un des protagonistes est noir. Sa femme, russe, est enceinte, donc contaminée, et donne naissance à un bébé zombie.
Le thème du contrôle des naissances, de la sélection génétique et de l’eugénisme est récurrent dans la science-fiction, au delà des zombies.
Oui, on retrouve parfaitement cette tentation eugéniste dans L’Enfant de la science de Heinlein en 1942. Il nous dit précisément : « La révolution biologique qui va nous frapper de plein fouet a ceci de particulier et tragique qu’elle survient dans un monde qui n’est nullement prêt à en assumer les conséquences. Il est probable que ces progrès vont faire voler en éclat les conceptions morales et légales que nous croyions profondément inscrites dans nos habitudes. En passant du savoir sur la vie au pouvoir sur la vie, la biologie va trop vite, elle ne donne pas le temps de réfléchir aux conséquences de ces changements. » C’est lumineux. On est en 1942 et il imagine que ces fameux enfants de la science vont être formatés comme dans le Meilleur des mondes.
C’est du transhumanisme avant l’heure...
Exactement. Dans Un bonheur insoutenable, Ira Levin imagine une société qui oriente nos fonctions et notre intellect grâce aux progrès biologiques. Ce sera un désastre. Idem avec Bienvenue à Gattaca. Dans Tous à Zanzibar de Brunner, la grande crainte est celle de la surpopulation. Une commission eugénique sélectionne les hommes et les femmes qui auront le droit d’avoir des enfants. On retrouve ça dans La Guerre éternelle de Joe Haldeman. Les Nations Unies créent un Conseil eugénique sur de bonnes intentions : combattre le racisme. Mais d’après eux, c’est parce qu’il y aurait des différences raciales – ce qui n’a aucun sens sachant que les races n’existent pas, sauf aux États-Unis ! –, qu’il y a des tensions. Leur programme est d’aboutir à une race unique sur la planète. Par des croisements, et en interdisant la reproduction dans les groupes ethniques homogènes, ils aboutissent à des êtres humains qui ont le même profil génétique.
Ce n’est pas un hasard si le thème eugéniste apparaît dans les années 30 avec Le Meilleur des Mondes. C’est le moment où l’Allemagne travaille à la pureté de la race et tente de retrouver les caractéristiques génétiques d’une race supérieure, avec l’expérience des Lebensborn par exemple. Évidemment, c’est encore de l’artisanat – si je puis me permettre – mais les outils sophistiqués inventés par la science-fiction propulsent le formatage et le contrôle génétique. À l’inverse, ceux qui vivent normalement sont des sauvages reclus dans des réserves.
Enfin, l’idée ultime de la science fiction est le clonage : à partir du moment où on est arrivé au top du top de la sélection génétique, autant le reproduire !
En Chine, l’entreprise Beijing Genomics Institute organise un séquençage génétique massif d’enfants surdoués dans l’espoir d’accoucher d’une humanité supérieure !
Je ne crois pas qu’ils y parviendront par la seule génétique. Dans Ces enfants qui venaient du Brésil, des enfants naissent avec des caractéristiques bizarres. On découvre que ce sont des clones d’Adolf Hitler. Gregory Peck joue le Docteur Mengele qui, au Brésil, crée ces clones. Mais il est bien conscient que même s’il arrive à faire des clones, il faudra les remettre dans les conditions sociales qui permettront leur développement en tant qu’Hitler. Alors il envoie les enfants dans des familles aux profils qui correspondent à la famille du fürher. Certes ce sont des clones, mais il faut que le contexte social soit réalisé.
En regardant comment Minority Report anticipait le déploiement des logiciels de prédiction algorithmique de crimes et délits, ou comment les films Her ou Ex-Machina anticipent l’arrivée de l’intelligence artificielle, sais-tu si Hollywood travaille avec des laboratoires de recherche ?
Non, je ne pense pas qu’il y ait une véritable imbrication. Les auteurs de science-fiction connaissent bien le sujet, ils lisent la presse spécialisée et imaginent ce qu’on pourrait faire avec les technologies. Hollywood, de manière générale, est plutôt classé à gauche dans le panorama politique américain. Mais une gauche assez molle. Par contre chez les romanciers, c’est plus clair. On trouve de vrais romans critiques. Ce n’est pas étonnant si Frederik Pohl, grand dénonciateur de la société de consommation avec Planète à gogos n’a pas été mis en scène. Brunner, Spinrad non plus. Mais de là à travailler directement avec les labos, je ne pense pas.