Deux chiffres et tout est dit de la politique culturelle d’Aubry. Fin 2019, la Métropole s’empresse de claquer 3,8 millions d’euros pour « Lille Capitale mondiale du design » en 2020, et 3 millions pour la saison « Utopia » de Lille3000 prévue en 2022. Pour le bicentenaire de la naissance d’Alexandre Desrousseaux, né en 1820 dans le quartier Saint-Sauveur à Lille : que tchi. L’auteur d’une Canchon dormoire devenue « La Marseillaise du Nord », plus connue sous le titre Dors min p’tit quinquin, ne recevra pas même un chuque. La culture lilloise est-elle à ce point indigne des édiles culturelles lilloises ? L’occasion pour Renart de rendre hommage aux poètes et chansonniers patoisants méprisés par la culture socialiste.
- Lille Design déboulonne Desrousseaux
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- Crédits : Illustration de Modeste Richard
Voilà ce qui arrive lorsqu’on n’est préoccupé que par le « rayonnement économique » de sa métropole. On met la « culture » à son profit. Et on en oublie de célébrer le plus célèbre représentant de la culture lilloise : Alexandre Desrousseaux. Martine Aubry n’ignore pourtant pas son existence. La statue de la dentellière de L’Canchon Dormoire trône dans l’entrée de la mairie alors que le refrain résonne toutes les heures depuis le beffroi de la Chambre de Commerce. Lorsque la maire enterre Pierre Mauroy en 2013 au cimetière de l’Est, elle passe immanquablement devant la tombe du chansonnier. Depuis son parachutage à Lille en 1995 sur la liste de Mauroy, n’a-t-elle eu qu’un mot pour le poète de Saint-Sauveur ? Bein nan.
Les faisceaux de la Culture rayonnent dans la nuit noire et obscure et triste
Martine Aubry et ses comparses de la MEL font ce qu’ils disent et disent ce qu’ils font. « Il s’agit d’être à la fois un vecteur fort de l’attractivité de la Métropole Européenne de Lille à l’international et [...] œuvrer au sentiment d’appartenance de la population à un grand ensemble métropolitain. » Voilà tout le dessein attribué à la « culture » : créer une marque territoriale que soutiendrait une artificielle identité métropolitaine. « Par conséquent, la commission principale Rayonnement de la Métropole » (dirigée par Aubry) décide d’attribuer le 13 décembre 2019 une subvention de trois millions d’euros à Lille3000 pour l’organisation de la saison « Utopia » en 2022.
Depuis Turin au mois de juin 2017, Martine Aubry annonce sa « grande joie » et sa « grande fierté » de recevoir le titre de « Capitale mondiale du Design » pour 2020. « La désignation de la Métropole comme Capitale Mondiale représente donc une véritable opportunité de faire rayonner le territoire de la métropole comme une référence mondiale en matière d’innovation, de créativité et de durabilité. […] Par conséquent, la commission principale Développement Économique - Emploi - Recherche - Insertion », demande d’approuver le 11 octobre 2019 une subvention de 3,8 millions d’euros.
Le 1er janvier 2020, La Voix du nord croit pouvoir titrer que « Lille fêtera le bicentenaire de la naissance d’Alexandre Desrousseaux » cette année. Bien mal lui en a pris. Pas un centime ne sera accordé en souvenir de l’auteur de L’Canchon dormoire, écrasé sous le design.
Loin des célébrations républicaines et socialistes
Ni le socialisme ni la République n’avaient pourtant dédaigné Alexandre Desrousseaux, ce fils d’ouvriers textile du quartier Saint-Sauveur devenu par ses canchons une gloire nationale. Pour le centenaire de la berceuse, jouée la première fois en 1853 dans un estaminet de la rue de Gand dans le Vieux-Lille, le président de la République Vincent Auriol recevait les descendants Desrousseaux à L’Élysée, dont le fils Alexandre-Marie, lui-même ancien député socialiste. L’Armentiéroise Line Renaud en chanta même les couplets dans les salons, accompagnée de la chorale lilloise des « Sans-Soucis » habillés de leurs bleus de travail. « Cette chanson sera chez elle en tous les coins du monde car l’humain est partout chez elle, déclare le président. S’il est une demeure où elle devait entrer, c’est bien ici à l’Élysée. [1] » Que reste-t-il sous le beffroi de la mairie de Lille de cette culture populaire ?
Dans une conférence donnée à Arras vers 1892, le maudit Paul Verlaine avait prédit une grande « postérité » à la chanson de Desrousseaux. Elle dépassa sûrement ses espérances. Bien avant les débats fumeux sur « l’appropriation culturelle », le tôlier de l’Élysée Vincent Auriol comprend combien la tendresse du P’tit Quinquin touche à l’universel, et précisément celui écrit par ses plus chiches représentants. Le titre est la francisation du néerlandais kind-kind (petit-petit), à l’époque où la ville de Lille compte un tiers d’ouvriers flamands. En Crimée en 1853 ou en 1870 contre la Prusse, les soldats français, gascons, bourguignons, bretons ou parisiens se rendent au front en chantant le refrain. Quand La Marseillaise est interdite dans les camps allemands de 1914 ou de 1940, les prisonniers la remplacent par la berceuse du nord. La chanson connaît ensuite de multiples interprétations comme celle de Tony Gatlif en 2004 qui fait enregistrer une version arabo-andalouse pour son film Exils. S’il ne s’agissait que de « rayonner », Desrousseaux n’aurait point à rougir devant Lille Design ou Lille3000. Mais chacune de ces deux sociétés événementielles préfère lustrer les pôles de compétitivité plutôt que la culture locale des poètes et chansonniers. Nous avons demandé au service Culture de la Ville de nous communiquer les célébrations prévues pour Desrousseaux cette année. Nous attendons toujours le programme.
Des chansonniers face à la métropole ?
À l’époque de Desrousseaux et des estaminets, nul besoin de « favoriser l’accessibilité des publics à la culture », comme le prétend la mauvaise conscience des Commissions « Rayonnement ». Nul besoin d’embaucher des « chargés de diff’ », des « chargés de com’ » ou des « chargés de médiation culturelle » quand la culture c’est tout le monde et tout le temps. En témoigne Desrousseaux :
Ch’est des ouverriers d’fabrique,Des francs, des joyeux chochons,Trouvant sur l’point comiqueQui compos’nt chés canchons.Pus d’eune fois j’ai laiché direQu’il arrive assez souvintQue l’poète n’sait point lire :Cha n’impèche point l’sintimint. [2]
Ces quasi punks n’ont pas besoin de savoir lire pour écrire des poèmes. Avant la reconnaissance des syndicats (1884) et la liberté d’association (1901), les ouvriers se retrouvent dans des « Sociétés » : Les Enfants de la bonne bière, Les gais pinchonneux (les gais pêcheurs), les Amis réunis au Grand Quinquin, les Bons-Buveurs, etc. Elles sont des centaines à Lille. Les ouvriers organisent des concours de poésie après leurs heures de boulot, et la Société les vend sur des feuilles volantes à carnaval et dans les ducasses. Perchés sur leur char, costumés dans tous les sens, ces amiteux réunis peuvent en vendre 5 000 à l’occasion. Elles sont courues comme la morue, aurait-on dit acht’heure. L’estaminet est au temps de Desrousseaux le berceau de la culture lilloise. Que reste-t-il de tout ça ? Le quartier a certes disparu, mais sa Gare à qui l’on offre des prétentions culturelles, qu’en fait-elle ? Ses animateurs prout-prout préfèrent nourrir des ambitions artistiques que les chansonniers lillois auraient à merveille raillé, eux qui savaient ridiculiser les précieux. Comme ce certain Denis, chansonnier qui mit en scène un jeune parvenu courtisant l’ouvrière :
Le parvenu : Souffrirais-tu que j’en pleurasse ?L’ouvrière : Pleurassassez tant qu’vous vodrez, J’aim’ mieux l’misère que l’déshonneur.
Si à carnaval, on chinte, très vite le lendemain, on déchinte. Nulle part les masures sont aussi pourries et le travail aussi meurtrier que dans le quartier Saint-Sauveur, au point que la mort est parfois vécue comme une libération : « In l’menant à l’chim’tierre / T’intinds dir’ l’quartier : / I’est heureux dins l’tierre / Un ouveurier filtier. [3] » Est-ce la misère du prolétariat qu’on rechigne à garder en mémoire dans cette ville socialiste ? A ce rythme-là (zéro euro), l’histoire même de la ville trépasse dans le brouhaha marketing (6,8 millions). Ce n’est pas seulement dommage. En oubliant ces satires volontiers rigolardes au sujet des maris cocus, des veuves vites consolées, des ivrognes et des fainéants, des filles légères et des femmes bavardes qui bien souvent sont plus travailleuses et perspicaces que leurs époux, on perd l’humanité de celles et ceux qui savent rire des autres et d’eux-mêmes. Dans cette misère, l’ironie sert d’exutoire, comme le montre ici Desrousseaux à propos des habitants de Saint-Sauveur :
Chés brav’s gins n’sont point riches,Mai’ i’ont l’cœur joyeux,Ch’ti qui n’a qu’eun’quemiche,S’di’ : « On n’in met point deux ! »I’ont raison, j’ l’espère,L’argint n’fait point l’bonheur.I sont gais dins l’misère,Les bonn’s gins d’Saint-Sauveur. [4]
Le travail se mécanise au mitan du XIX° siècle et les ouvriers à domicile partent s’entasser dans les fabriques modernes. Les chansonniers trouvent dans les grivoiseries une porte de sortie moqueuse à l’exploitation industrielle : « Dins tous chés fabriques / Homme’ et femm’ dins l’même atelier / S’servent du bruit des mécaniques / Pour fair’ l’amour dins leur métier. [5] » Mais si l’ouvrier met à distance sa nouvelle condition de forçat, il sait aussi se rendre désagréable à l’encontre de la grande industrie. Comment aujourd’hui chanter les louanges des startuppers, designers et autres « créatifs » de Saint-So Bazaar et d’Euratechnologies avec des chansons qui assimilent les métiers à tisser mécaniques à des « coupeuses de bras » ? Y’aurait comme qui dirait eune coulle dins l’potache du progrès, comme en atteste ce vieil ouvrier resté anonyme :
Comm’ dins les temps m’n’état ch’étot filtier,Un comaratt’ qui oeuv’ dins eun’ fabriqueVient m’quer eun’fos pour vir s’n’atelierDuch’ qu’on v’not d’mett tout’ nouviell’ mécanique ;J’ai r’vettié cha, mais d’un œil de pitiéQuand tout à cop, quell’ triste comédie,J’ai vu eunn’femme étant à nettoyerLaicher sin bras dins les roues d’sin métier. [6]
L’époque de Desrousseaux est celle du Second empire triomphant qui dessine Lille en ville haussmannienne. Devant les grands travaux des grands boulevards pour grands magasins, l’ouvrier témoigne à l’occasion de sa perpléxitude : « Si cha vous bouch eul’passage, In a qu’à reculer m’mason ! [7] », ironise l’un d’eux. Un autre qui doit déménager pour faire place au percement de la rue Faidherbe est moins caustique : « Quand j’pinse à min départ / J’in brairos comm’un viau / Ah ! Maudis l’rue de la gare / Qui m’réduit au tombeau. [8] » Alors allez-y vous, louer les chantiers de Martine Aubry avec pareil ronchon ! Allez organiser des pince-fesses pour hipsters à la Gare Saint-So avec pareils poètes ! Faites donc vivre L’Canchon dormoire de Desrousseaux, d’où que les spectacles de marionnettes donnés dans les caves ridiculisent ch’ti qui pète pus haut qu’sin cul. Le chansonnier persiflera avec plaisir l’fabricante d’métropole parachutée depuis la capitale : « Craignez, méchants Parisiens / D’êt’traités comm’ les Autrichiens ! / A ch’t’heur’ j’peux bien dire ; ch’est fini ! / Jamais pu je n’voyache / Pour mi j’aime mieux Lille que Paris. » Les poètes lillois ne sont pas si aisément mobilisables pour dessiner des métropoles. Et finalement, c’est peut-être mieux ainsi.
Tomjo
P.-s. : comme l’auteur de ces lignes, vous pouvez lire Chansons populaires de Lille sous le Second Empire (éditions de l’aube, 1998), sachant que les convictions catholiques de son auteur, Pierre Pierrard, le font parfois passer à côté de l’ironie bravache des dites chansons.