Ecofascisme : la menace fantôme

jeudi 8 décembre 2022

L’« éco-fascisme », concept qui sert avant tout à vendre du papier, ne serait plus « l’organisation technocratique » de la nature et des hommes, ce mode de gouvernement autoritaire dénoncé par Bernard Charbonneau en 1980 dans Le Feu vert. Il serait désormais l’état d’esprit, « réac » sinon « pétainiste », de rétifs au progrès technologique défenseurs de la « nature », ce « concept » tout-à-fait « problématique ». La définition a littéralement été retournée.
L’Anglais Paul Kingsnorth quitte la revue The Ecologist en 2007 pour fonder le Dark Mountain Project, un réseau d’écrivains et d’artistes « qui ont cessé de croire les histoires que notre civilisation se raconte ». Nous l’avons rencontré en lisant la brochure publiée par La Lenteur intitulée Basculement (2022), une critique de l’obligation vaccinale et de sa police technologique. De quoi nourrir des procès en « complotisme » par les partisans du Monde-Machine, de la ville « intelligente », et bien sûr du contrôle par QRcode. Le voici expliquant comment « la croissance mystérieuse du nombre de ces éco-fascistes fantomatiques » sert le projet d’artificialisation.

Vous avez sans doute déjà entendu parler de la menace croissante que représente l’« éco fascisme ». Dans le cas contraire, cela ne tardera pas, car le nombre de personnes qui dénoncent ce nouveau danger pour la civilisation croît exponentiellement. Dans des publications de droite, de gauche, ou sans étiquette, vous pourrez lire de longs exposés sur les origines et les intentions de cet inquiétant mouvement qui semble s’enraciner dans le monde entier.

On pourrait assez aisément réunir tous ces essais et tous ces articles en un seul, et il semble parfois que ce soit déjà fait. La méthode est toujours la même et elle peut avantageusement s’appliquer à tout le spectre politique. Commencez par évoquer une « vague montante d’autoritarisme » dans le monde entier, telle qu’elle se manifeste dans le « populisme », le Brexit, Gorgia Meloni, Viktor Orbán, Justin Trudeau, Donald Trump, Joe Biden ou n’importe quel autre dirigeant qui vous déplaît. Analysez ensuite jusqu’à quel point on retrouve cet « autoritarisme montant » dans la défense de l’environnement, comme le prouvent Just Stop Oil, Extinction Rebellion, The Green New Deal, The Great Reset [1]], Bill Gates, Greta Thunberg ou … inscrivez ici le nom de votre bête noire.

Faites la liste de ceux qui, à travers l’histoire, ont inspiré ces nouveaux Verts autoritaires, les noms de Ted Kaczynski, Pentti Linkola, et Dave Foreman [2]] peuvent suffire pour commencer. Sur Internet, plongez-vous dans les chats et les Reddits les plus méprisables et « dénoncez » quelques avatars anonymes qui appellent à la guerre raciale au nom de la planète. Citez le tireur de Christchurch. Faites un usage intensif de l’expression « sinistre sentiment sous-jacent ». Balancez les noms de deux ou trois écrivains des années 1930 s’intéressant à la nature et devenus fascistes. Marmonnez sombrement qu’Hitler était végétarien. Saviez-vous qu’il y avait un jardin biologique à Dachau ? Ça fait réfléchir, non ?

À ce stade, vous pouvez passer aux choses sérieuses en psalmodiant d’un air lugubre sur cette « nouvelle menace pour la démocratie » que représente cet inquiétant mouvement. Selon votre appartenance, vous pouvez maintenant expliquer de quelle manière ces nouveaux écolo-autoritaires représentent une menace soit pour votre droit naturel à conduire, à exploiter une mine, à produire, à prendre l’avion, à brûler du pétrole, et à profiter librement des splendeurs que seul le Progrès occidental peut créer, soit une menace pour la diversité, l’égalité, les droits humains, les LGBTQIA++, les réfugiés, la « justice globale » et le droit des femmes à choisir. De toute façon, la conclusion sera à peu près la même, c’est-à-dire qu’il s’agira d’un appel vague mais alarmant à une surveillance accrue des « idées problématiques », à s’attaquer plus activement à la « radicalisation », à davantage de lois pour interdire les manifestations et les « incitations à la haine », et probablement à davantage de régulation de l’internet. Au nom de notre sécurité à tous, bien entendu.

*

Mais le problème est qu’en réalité, l’éco-fascisme brille surtout par son absence. À l’exception des coins sombres de l’Internet, où après tout on peut trouver tous les délires possibles, il est difficile de trouver un seul éco-fasciste dans le monde réel. Bien sûr, un tas de gens se font traiter de fascistes (sans le préfixe éco-, « fasciste » sert d’injure gratuite et passe-partout depuis des décennies), mais tous la rejettent. J’ai fait partie des Verts et les ai fréquentés pendant longtemps et je n’y ai jamais rencontré d’éco-fasciste, bien que j’aie eu le plaisir d’être accusé d’en être un.

Alors pourquoi tant de sinistres mises en garde ? J’y vois deux explications possibles.

La première est la plus simple. Il s’agit d’une chose que nous ne supportons pas d’envisager, et dont nous tentons de détourner l’attention en couvrant d’insultes ceux qui en font la remarque. La chose que nous évitons est ce que nous appelions autrefois « nature », et la réalité que nous essayons de dissimuler est le fait que nous en faisons partie, que nous vivons en son sein et que tout ce que nous lui faisons subir, nous le faisons également subir à nous-mêmes. Transformez le climat là-bas et il change aussi ici. Épuisez le sol là-bas, vous épuisez le vôtre. Empoisonnez les océans, vous empoisonnez votre culture. C’est ainsi que cela fonctionne et c’est ce à quoi nous sommes désormais confrontés.

Et nous ne pouvons pas le supporter, même ceux d’entre nous qui pensent en être capables. Quelles que soient nos opinions politiques, nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’il faut faire pour affronter la fin à venir de l’éphémère âge d’abondance marchande, et la réapparition, armée et dangereuse, de ce que nous avons pu nous permettre de nier pendant des décennies, c’est-à-dire les limites. Ceux qui attirent notre attention sur ces limites – et qui nous font remarquer, en particulier, que l’existence même de la modernité industrielle pourrait être à l’origine des problèmes auxquels nous sommes actuellement confrontés – peuvent s’attendre à se faire agonir des pires injures que notre culture puisse produire.

C’est une manière d’expliquer la croissance mystérieuse du nombre de ces éco-fascistes fantomatiques. Mais je crois qu’on pourrait l’expliquer autrement. On applique de plus en plus souvent l’étiquette « éco-fasciste » à la mauvaise catégorie de défenseurs de l’environnement, c’est-à-dire à ceux qui nous offrent une vision de l’humanité et de la nature qui implique les racines, les traditions, la taille réduite, la simplicité, et un retour à des modes de vie antérieurs. On les oppose à la bonne catégorie de Verts, ceux qui sont modernes, mondialistes, progressistes et – très important – favorables à la marche en avant de la société technologique.

Il y a presque dix ans j’ai écrit un essai intitulé Dark Ecology, qui traitait de l’état de la défense de l’environnement. Dans cet essai, j’évoquais l’émergence chez les Verts d’une tendance que j’ai appelée « nouvelle défense de l’environnement ». Les néo-Verts – qui préféraient l’étiquette « éco-modernistes » – sont apparus en réaction au mouvement écologiste traditionnel qui, à ses débuts, avait été relativement conservateur, en privilégiant la basse technologie [low-tech] et la taille humaine. Les néo-Verts rejetaient tout ce qui est rétrograde, irréaliste et même dangereux. Comme je l’ai écrit à l’époque, ils croyaient que « l’on ne peut “sauver” la nature et les gens » qu’en adoptant avec enthousiasme les biotechnologies, la biologie synthétique, l’énergie nucléaire et la géo ingénierie. La « nouvelle défense de l’environnement », déclarent-ils [3], serait « adulte », comme on dit à présent.

« Ça craint d’avoir raison », comme disent les gosses. Depuis que j’ai écrit cet essai, les néo-Verts ont, comme prévu, réussi à opérer une véritable prise de contrôle entrepreneuriale de la quasi-totalité du mouvement de défense de l’environnement. Des exemples de ce que l’on pourrait appeler Défense-Machine de l’environnement ont été repris par le secteur des entreprises, des ONG importantes, des institutions mondiales et par la majorité des intellectuels, comme le prouvent de la manière la plus évidente les « nouveaux pactes verts » [Green New Deal] qui surgissent dans tous les coins du monde comme des pâquerettes. Entretemps, le mouvement vert a scissionné, les camps étant déterminés par l’attitude à l’égard du genre de technologies intrusives et nouvelles que les Verts-Machine tentent d’imposer.

Ces derniers temps en Grande Bretagne, la ligne de partage se manifeste dans les prises de position à l’égard du dernier ouvrage de l’expert Vert George Montbiot, qui adhère aux conceptions des néo-Verts. Dans ce livre modestement intitulé Regenesis, Feeding the World Without Devouring the PlanetGeorge Montbiot, né à Londres en 1963, journaliste, éditorialiste du journal The Guardian. Le titre de son ouvrage pourrait se traduire par « La Nouvelle Genèse. Nourrir le monde sans dévorer la planète ». Il est par ailleurs en faveur du développement de l’industrie nucléaire afin de « décarbonner » l’économie. [NdT], Montbiot, qui est un intellectuel citadin et vegan, présente des arguments (qui sont bien entendu basés sur la « science revue et approuvée par des spécialistes ») en faveur de la « fin quasi-totale de l’agriculture » et son remplacement par de la « nourriture » cultivée à partir de bactéries dans des cuves par la « biotechnologie industrielle ». Les vastes surfaces de terres débarrassées de leurs agriculteurs pourraient alors être « ré-ensauvagées » selon diverses méthodes approuvées par Montbiot, ce qui semble surtout impliquer la plantation de forêts afin que des citadins connectés en permanence puissent faire du repérage de loups pendant leurs weekends.

En promouvant un système alimentaire high-tech et globalisé, (peut-être supervisé par le gouvernement mondial qu’il a déjà préconisé), et en appelant avec désinvolture à la destruction du fondement de la civilisation humaine post-néolithique, Montbiot offre un exemple parfait de ce à quoi ressemblera un avenir néo-Vert, c’est-à-dire un avenir utopique, hyper-urbanisé, technologique, rationnel et par-dessus tout « efficace ». Ce qui importe désormais, explique-t-il, ce sont les mathématiques :

Il est temps que les nombres nous obsèdent. Nous devons comparer les rendements, les usages de la terre, la diversité et l’abondance de la vie sauvage, comparer les émissions, l’érosion, la pollution, les coûts, les intrants, la nutrition…

Bienvenue chez les Verts, tels qu’ils sont devenus.

Un certain nombre de véritables paysans qui sont également d’excellents penseurs s’en sont pris à la Machine Verte dystopique de Montbiot (Simon Fairlie, Chris Smaje et John Lewis-Stempel en offrent certaines des meilleures critiques [4], mais s’ils peuvent peut-être gagner une bataille ils sont, pour le moment du moins, en train de perdre la guerre. Rien que le mois dernier, une entreprise finlandaise innovante d’ « aliments solaires » soutenue par Montbiot a reçu l’autorisation de l’Union européenne pour démarrer la production de sa « protéine durable » (dans le cadre du « Green new deal européen »). L’entreprise déclare que le laboratoire dans lequel elle produit cet « aliment nouveau » (qu’elle appelle « Usine 01 ») participe à une « révolution alimentaire » qui, pour la première fois dans l’histoire, séparera la production alimentaire de la terre, des paysans qui la travaillent et de la culture qu’elle engendre. Des admirateurs réceptifs nous expliquent déjà que cela peut nous permettre un jour d’imprimer notre propre nourriture en 3D. J’en salive déjà.

Des écolos comme moi, plus âgés et plus hargneux, qui œuvrons sous le joug d’une sensibilité prémoderne, ce qui nous rend réticents à manger de la boue et à vivre dans une capsule, pourraient avoir le sentiment que quelque chose a terriblement mal tourné dans le rationalisme obsédé par les chiffres qui sous-tend cette nouvelle technocratie verte favorable aux entreprises. Mais nous ne possédons pas notre propre projet en cinq points, et nous ne pouvons pas faire réviser nos intuitions par des pairs, et donc nos récriminations ne convainquent personne qui compte. Et maintenant que les adeptes du local, les écologistes profonds, les paysans, les petits agriculteurs (et quiconque dont les idées sont favorables à la taille humaine et gênent la marche du Progrès) sont étiquetés « éco-fascistes », ce qui est très commode, il est possible d’entrevoir la seule forme de défense légitime de l’environnement qui nous reste, c’est-à-dire un mouvement « progressiste », technocratique et globalisé en faveur de la « durabilité », dont les meneurs seront des intellectuels, des entrepreneurs et des activistes professionnels.

Le mouvement vert, autrefois coopté par la Gauche, est désormais également coopté par les technocrates. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas envisager isolément l’avenir des aliments néo-Verts (ou devrais-je dire « Soleils verts » [5]] ?). Il ne constitue qu’un aspect du phénomène actuel surnommé « quatrième révolution industrielle », révolution dans laquelle, volontairement ou non, les Verts-Machine jouent un rôle essentiel.

Imaginée par le Forum Économique Mondial de 2015, comme tant d’autres formules toutes faites et faciles à retenir du monde des affaires, la quatrième révolution est une manière de décrire notre période de l’histoire. La même année, Foreign Affairs publiait un livre portant le même titre pour accompagner à Davos un rassemblement de politiciens, d’hommes d’affaires importants ainsi que BonoBono (Paul David Hewson, dit) né en 1960 à Dublin, auteur-compositeur-interprète (groupe U2), homme d’affaires et philanthrope irlandais. [NdT]. Dans ce livre et dans une prose qui ferait passer une invasion martienne pour ennuyeuse, l’inévitable Klaus Schwab nous explique la signification des temps que nous traversons :

La première révolution industrielle a utilisé l’eau et la vapeur pour mécaniser la production. La deuxième a utilisé l’électricité pour créer la production de masse. La troisième a utilisé l’électronique et les technologies de l’information pour automatiser la production. Et à présent, une quatrième révolution se superpose à la troisième. […] Elle se caractérise par une fusion des technologies qui brouille les lignes entre les sphères physique, numérique, et biologique.

Le reste du livre, composé des contributions de scientifiques, d’ingénieurs, de politiciens et de philosophes divers, analyse ce qu’implique ce « brouillage des lignes » entre le créé et le non créé, le naturel et l’artificiel, le sauvage et le domestiqué. Maintenant que nous habitons ce que les néo-Verts appellent « Anthropocène », maintenant que, selon la formule d’H. G. Wells, nous sommes des Hommes comme des dieux [6]], qu’allons-nous faire apparaître grâce au tonnerre et à la foudre que déversent nos doigts justes et rationnels ?

Tous ceux qui ont contribué à ce livre soulignent que l’essence même de cette révolution est le dépassement de la vieille distinction entre le numérique et le naturel. Neil Gershenfeld [7]], par exemple, définit « la révolution de la fabrication numérique » (celle qui fera bientôt pousser nos repas de boue biologique dans des bacs) comme « la capacité à transformer des données en objets et des objets en données ». Des bâtiments « intelligents », des capteurs portables, des implants de puces, tout cela pouvait paraître extrême il y a six ans quand le livre a été écrit. Aujourd’hui, on a l’impression que tout cela est presque normal.

On le doit en partie à l’omniprésence des Alexas d’Amazon, des applications de smartphones, et des récits outranciers et interminables sur l’avenir passionnant que nous prépare l’IA (intelligence artificielle). Et on le doit aussi en partie à la pandémie de Covid-19 qui a précisément servi d’expérimentation pour le genre de technologies (passeports numériques sur smartphones, surveillance numérique de la population, contrôle de la parole par les médias) que l’on nous vend maintenant de plus en plus fréquemment comme un moyen de « sauver la planète ». Que certains des partisans les plus bruyants de la défense-machine de l’environnement aient également été les soutiens fanatiques de la biosécurité de l’État pendant le Covid-19 n’est pas une coïncidence. On nous entraîne à aimer ce qui vient, ou du moins à hausser les épaules et à en accepter l’inéluctabilité.

Mais l’aspect le plus important de la quatrième révolution est peut-être ce que l’on a appelé « mise en données » (processus d’adaptation et de transcription du réel). Le chapitre du livre qui traite des Big Data (données de masse) explique que le savoir dont dispose chacun d’entre nous aujourd’hui sur l’Internet éclipse celui dont aurait disposé la Grande Bibliothèque d’Alexandrie, le plus grand dépositaire du savoir dans le monde antique. Mais la taille, nous expliquent-ils, n’est pas tout.

Les Big Data se reconnaissent également à leur capacité à traduire en données de nombreux aspects du monde qui n’ont jamais été quantifiés auparavant ; appelons cela « mise en données ». Par exemple, la localisation a été mise en données, d’abord grâce à l’invention de la longitude et de la latitude, et plus récemment grâce aux systèmes satellites GPS. Les mots sont traités comme des données lorsque des ordinateurs exploitent le contenu de livres accumulés pendant des siècles. Même les relations amicales et les ‘likes’ sont mis en données, par le biais de Facebook.

Nous constatons ici la même « obsession des chiffres » que George Montbiot exige de nous alors que nous réfléchissons aux moyens de produire notre alimentation et d’habiter nos paysages, et cela révèle l’effacement des différences entre la défense-machine de l’environnement et la révolution technologique dirigée par les élites dont elle fait partie. Nous constatons qu’ils atteignent tous deux leur but par le biais de la mise en données, de la mise en données de tout. La configuration de la réalité sera transformée en bits et en octets, en comparaisons et en rendements, en nombres et en statistiques, jusqu’à ce que même les romans, les relations amicales, les prairies et les repas de famille les soirs d’hiver puissent être mesurés, comparés et jugés pour leurs contributions respectives à l’efficacité et à la durabilité.

Il y a une faille ici, et nous devrions la sonder jusqu’au fond, car il y a là quelque chose qu’il nous faut comprendre. Il s’agit de l’ancienne fracture entre ceux qui adhèrent à la façon de voir des choses de la « mise en données », qui est, sous la forme de calculs et de langage écrit, l’un des fondements de la civilisation, et ceux à qui elle inspire du rejet. Je crains que cette faille ne soit impossible à combler, car elle est la marque de la frontière entre deux manières de voir distinctes. Le philosophe Jeremy Naydler [8]] en parle comme de la ratio et de la noêsis, mais nous pourrions aussi bien parler des hémisphères gauche et droit du cerveau, de mythos et de logos, ou ce qui serait peut-être le plus simple du sacré et du profane.

La quatrième révolution, et la défense-machine de l’environnement qui en fait partie, nous offrent une vision du monde profondément profane. Selon cette interprétation, la vie n’est pas une chose sacrée, mais un défi à l’ingénierie. C’est quelque chose que l’on peut étudier, quantifier et peaufiner constamment jusqu’à en obtenir la version la plus efficiente. On peut le faire avec les meilleures intentions (ou non) mais tout ce qui ne peut être mesuré sort de l’équation, et il se trouve que les choses que l’on ne peut pas mesurer constituent la substance de la vie. L’amour. Dieu. Le lieu. La culture. Le profond mystère de la beauté. Ce que l’on ressent pour sa terre, pour sa communauté, pour ses traditions culturelles ou pour le déroulement de l’histoire à travers les générations. Le chant. L’art. Sans doute ne tarderont-ils pas à « mettre tout cela en données », ou ils tenteront de le faire. Mais le genre de personnes qui pensent que la Grande Bibliothèque d’Alexandrie contenait des « exaoctets » d’informations plutôt que le fruit accumulé d’une sagesse durement gagnée sont perdus bien avant de s’asseoir devant leurs ensembles de données.

Si vous vous êtes jamais demandé pourquoi le changement climatique domine aussi totalement le débat écologiste à l’exclusion de tant d’autres problèmes issus de la société industrielle, (l’extinction de masse, l’érosion des sols, l’effondrement des cultures humaines, la pollution des océans), alors voici ma réponse : le changement climatique est un problème qui s’accommode des questions numériques et des réponses technocratiques. C’est en outre un problème qui, presque par définition, ne peut être résolu que par les élites. Si vous ne savez pas lire ou n’êtes pas capable de comprendre « la science évaluée par les spécialistes », alors vous êtes susceptibles d’être intimidé et réduit à un silence craintif par ceux qui en sont capables ou disent qu’ils le sont. Et ces gens-là, (qui viennent, comme presque tous les « principaux penseurs » écologistes, des couches supérieures de la société), amèneront avec eux une vision du monde qui traite la masse de l’humanité comme du bétail à faire entrer dans l’enclos zéro-carbone durable. Si vous vous demandez où vous avez déjà entendu cette histoire, ressortez votre vieux masque anti-Covid et tout vous reviendra.

Fait intéressant, certains des auteurs de la quatrième révolution sont eux-mêmes perplexes quant à sa finalité. Même Klaus Schwab, que l’on représente paresseusement ces temps-ci comme un bandit vivant dans un volcan et tirant les ficelles mondiales, admet son malaise devant la rapidité et la portée du changement. Dans le livre, il exprime timidement le souci que lui causent nos « capacités typiquement humaines telles la compassion et la coopération » qui pourraient s’éroder lors de profonds changements de ce genre. « Il transforme déjà notre santé et entraîne la “quantification” de soi, » écrit-il, « et il pourrait conduire l’homme à s’augmenter plus tôt que nous le croyons. »

Alors même qu’il fait du prosélytisme pour la quatrième révolution, Schwab voit ce qui vient. Les cartes de Google et les applications pour smartphones n’étaient que le début. Nous sommes en marche vers le Meilleur des mondes de maisons intelligentes et omniscientes et de boue cultivée dans des bacs pour le petit-déjeuner, et chaque pas supplémentaire vers cette destination nous semblera parfaitement rationnel. Nous nous rapprochons d’un monde panoptique, refait jusqu’au niveau nano par des gens censés nous vouloir du bien. C. S. Lewis connaissait bien ce piège :

De toutes les tyrannies, la plus opprimante pourrait être celle qui s’exerce sincèrement pour le bien de ses victimes… Ceux qui nous tourmentent pour notre propre bien nous tourmenteront éternellement, car ils le font en accord avec leur conscience.

Ce que les révolutionnaires de cette quatrième révolution semblent incapables de saisir est que la question que vous vous posez servira de cadre à votre philosophie. Si vous vous demandez « comment se débarrasser de tout ce carbone dans l’atmosphère pour éviter ce que nous prédisent les modélisations de nos ordinateurs ? », alors la réponse ne peut qu’aboutir à une technocratie globalisée. Si, au contraire, vous vous demandez « comment construire des vies pleines de sens, en accord avec le reste de la nature ? », vous vous dirigerez peut-être dans une toute autre direction.

La société de la Machine posera toujours des questions du premier type, et on trouvera toujours de nombreuses et inépuisables justifications pour les poser. L’écologie, l’égalité, le féminisme, la démocratie, la santé publique, la croissance, la sécurité, la guerre contre le terrorisme ou contre la drogue ou contre le crime ou contre n’importe quoi d’autre. Il y a toujours de bonnes raisons pour Big Data. On a toujours besoin du contrôle pour éviter des maux plus graves. Cette sinistre manière de penser a aujourd’hui acheté et vendu jusqu’au mouvement qui la contestait jadis.

Depuis au moins 200 ans, nous sapons complètement les fondements de tous nos principes. Désormais, de nouvelles fissures apparaissent chaque jour dans la maçonnerie. Est-il possible de les colmater avec cette boue écologique élevée dans des bacs et d’espérer qu’elles ne s’étendront pas ? Le Big Data peut-il venir à notre secours ? Que pouvons-nous mesurer, gérer, surveiller, pour tenter d’échapper à tout cela ?

Voici ce que j’en pense, bien que ce soit souvent à mon corps défendant : nous assistons à ce qui pourrait être le triomphe final de l’homme rationnel. La tour qu’il a construite atteint presque le toit du monde. Toutes les vieilles histoires racontent ce qui se passera ensuite.

Paul Kingsnorth,
Unherd« Unherd » signifie « inédit » ou ce qu’on ne vous dit pas ailleurs ; quotidien sur Internet dans lequel Kingsnorth publie des « week-end essays ». [NdT], le 12 novembre 2022.

Traduction :
Annie Gouilleux, Lyon, décembre 2022.

Notes

[1Just Stop Oil : groupe militant anglais contre l’extraction du pétrole ; The Green New Deal, d’après le livre de Jeremy Rifkin, Le New Deal vert mondial (en français) sur l’effondrement de la civilisation fossile ; The Great Reset titre d’un livre de Richard Florida (2010), repris par Klaus Schwab, fondateur du Forum Économique Mondial et traduit sous le titre La Grande réinitialisation. [NdT

[2Ted Kaczynski, surnommé Unabomber suite à ses envois de colis piégés, purge une peine de prison à vie aux États-Unis ; Pentti Linkola (1932-2000) écrivain et polémiste finlandais ; Dave Foreman (1946-2022) écologiste radical, cofondateur de l’association Earth First. [NdT

[3Voir par exemple le Manifeste écomoderniste <http://www.ecomodernism.org/> .

[4Notamment dans une revue intitulée The Land [La terre] <www.thelandmagazine.org.uk> ;  ; dans le n°31 de l’année 2022, Simon Fairlie fait une recension critique du livre de Monbiot, intitulée « Monbiotic Man ». [NdT])

[5Allusion au film de science-fiction de Richard Fleischer Soleil vert de 1973, où la nature étant en train de mourir, la nourriture des humains est intégralement synthétique… enfin pas tout à fait. [NdT

[6Titre d’un de ses romans de science fiction datant de 1923. [NdT

[7Neil Gershenfeld, né en 1959 est un physicien et mathématicien américain (M.I.T) ; il a créé le concept de Fab Lab. [NdT

[8Jeremy Naydler, docteur en théologie, philosophe, historien de la culture et jardinier. Il est l’auteur (entre autres) de In the Shadow of the Machine, The Prehistory of the Computer and The Evolution of Consciousness (2018, éditions Temple Lodge) et de The Struggle for a Human Future, 5G, Augmented Reality and The Internet of Things, (2020, éditions Temple Lodge). Il vit à Oxford. [NdT