Enfants interdits de récré, activités physiques déconseillées, restrictions de circulation, interdiction de brûler son bois : telle est la vie sous état d’urgence écologique les jours de pollution de l’air – déjà une quinzaine en six mois dans les grandes villes, contre huit en 2021. Preuve que l’économie repart. Et on accuse le soleil...
Atmo ou Airparif, ces noms vous disent quelque chose ; ils surgissent dans la presse à chaque pic de pollution. Ce sont les Associations agréées de surveillance de la qualité de l’air. Elles se présentent comme « impartiales » et « indépendantes », et leur mission se limiterait à surveiller l’air qu’on respire, puis à communiquer les mauvais résultats aux autorités chargées des mesures de restriction. Depuis 2009, la Commission européenne menace régulièrement l’État français pour son inaction en matière de qualité de l’air. Si les responsabilités sont multiples, observons l’inaction particulière de ces associations de surveillance, puisqu’elles sont le socle technique des décisions politiques sur la question.
La pollution de l’air causerait chaque année neuf millions de morts prématurées dans le monde [1] – soit plus que le tabac (7,2 selon l’OMS) – et 790 000 en Europe [2]. En 2016, Santé Publique France évalue le nombre de décès dus à la pollution de l’air à 48 000 en France. En 2019, le European Heart Journal, revue de cardiologie, porte le chiffre à 67 000 grâce à de nouveaux calculs. Et en 2021, la revue Environmental Research avance le chiffre de 97 000 [3]. Ce sont là des modélisations algorithmiques, soumises à de sourcilleuses discussions d’experts. Mais l’affaire est entendue. La pollution de l’air est la troisième cause de mortalité en France.
Dans les Hauts-de-France, dont l’espérance de vie est la plus basse du pays [4], l’étude de 2016 évalue les morts causées par la pollution de l’air à 6 500 – pour comparaison, le COVID a fait 5 419 morts en 2021. La région se partage avec l’Île de France le podium de la pollution atmosphérique. Dans ce tableau morbide, le plus gros pollueur français est Dunkerquois et se nomme Arcelor-Mittal. Le sidérurgiste rejette à lui seul la moitié des polluants régionaux déclarés [5]. En 2018, année record, Dunkerque et Lille subissent soixante jours de dépassement des seuils de pollutions aux microparticules (contre 45 à Paris) – plus d’un par semaine. De quoi réveiller le souvenir de ces vieux silicosés traînant leur bouteille d’oxygène. Mais rien qui ne saurait alarmer Atmo.
Tout va bien, et même de mieux en mieux
Un article nous avait interpellé il y a juste dix ans. Le Monde s’était fendu d’un reportage sous les cheminées d’Arcelor-Mittal, anciennement Usinor, à Saint-Pol-sur-mer. Les habitants se plaignaient d’un « jus noir » qui coule sur les pare-brises, d’une « espèce de brouillard » au dessus de la ville, et de « taux records pour certains types de cancers tels ceux des voies aéro-digestives supérieures [6]. » Interrogée par le journaliste, la responsable de la communication d’Atmo s’empressait de répondre que les seuils réglementaires de polluants n’étaient pas dépassés à Dunkerque. Et d’insister : « Il ne faut pas stigmatiser un secteur. En matière de qualité de l’air, tout dépend de quel polluant on parle. Pour les poussières fines par exemple, le Dunkerquois n’est pas plus touché que le reste de la région en raison de meilleures conditions de dispersion. » Il faudrait relativiser les nuisances d’Arcelor-Mittal, et se satisfaire du rôle joué par le vent. Un communiqué de l’industriel n’aurait pas dit mieux.
Idem six ans plus tard. Entre mai et août 2018, les habitants et le maire de Fort-Mardyck, toujours dans l’agglomération dunkerquoise, se plaignent de poussières douteuses sur les routes et dans les jardins. La préfecture pointe la responsabilité d’Arcelor-Mittal, Atmo accourt pour rassurer la population : pour « l’observatoire de l’air qui surveille, informe et accompagne sur la qualité de l’air en région Hauts-de-France, ces poussières étaient ‘’trop lourdes’’ pour avoir été inhalées [7]. » Ouf !
Son attention piquée, Renart s’est mis à éplucher les rapports d’Atmo Hauts-de-France, notamment ceux concernant les plus gros pollueurs : le cimentier Eqiom à Lumbres, le fabricant d’indium Nyrstar à Auby, l’usine de pâtée industrielle Cargill à Haubourdin, le sucrier Tereos (Béghin-Say) à Lillers. Quand Atmo pose ses capteurs en 2014 auprès de ce dernier, c’est-à-dire une seule fois en plus de dix ans, « la chaudière est en arrêt [depuis le] 27 avril ». Atmo ne peut donc « conclure sur un risque de dépassement des valeurs réglementaires sur le site de Lillers, sans avoir mené une étude recouvrant la période de pleine activité de la sucrerie [8]. » C’est ballot, l’usine était à l’arrêt.
Sous les fumées de la cimenterie Eqiom à Lumbres dans le Pas-de-Calais, troisième pollueur régional, les relevés effectués en 2011 par Atmo lui suggèrent que « les activités de la zone industrielle n’ont pas d’influence sur les concentrations en polluants. » Cependant, parce qu’il y a un cependant : « les vents de secteur sud-ouest ont été peu fréquents au cours des deux phases de mesure, si bien que la station mobile a été peu exposée aux rejets potentiels de la cimenterie. » Encore raté. Cette fois, les capteurs étaient mal placés. Atmo revient cinq ans plus tard pour conclure qu’il n’y a toujours pas de problème. A noter tout de même que « l’activité de la cimenterie a été moins importante sur cette seconde phase de mesures, en comparaison de la phase hivernale. » Pas de problème, mais il semble que la cimenterie tournait au ralenti.
Encore un exemple cocasse ? Selon la DREAL en 2018, la Direction de l’environnement du préfet, l’agrochimiste Roquette est le deuxième plus gros émetteur de poussières de la région, avec 507 tonnes rejetées par an. Que dit Atmo cette même année – année de tous les records ? « Durant les prélèvements des semaines 1 et 2, aucune des deux unités mobiles de mesure n’est située sous les vents de Roquette. [...] Durant les prélèvements des semaines 3 et 4, la mesure à Lestrem n’est toujours pas sous les vents de Roquette, mais la mesure d’Estaires l’est occasionnellement. [...] Les écarts entre les valeurs mesurées à Lestrem et à Estaires suggèrent une nouvelle fois la présence d’autres sources locales de COV [composés organiques volatiles]. » Traduction : il n’y a pas de problème, et s’il y en avait un, le responsable ne serait pas celui étudié. Le 5 juin 2018, Atmo tient un stand d’informations et de gâteaux au siège de l’entreprise, et annonce sur son compte Twitter : « Au sein de l’entreprise Roquette à Lestrem, Atmo participe à la journée mondiale de l’environnement. » L’entente est cordiale entre l’un des plus gros pollueurs de France et l’agence de surveillance des pollutions.
Nous pourrions multiplier comme ça les rapports. Tous ne sont pas si burlesques. Mais il est rare d’en trouver un qui sonne l’alarme, y compris autour d’Arcelor-Mittal. En 2011 à Saint-Pol-sur-mer, « La station ne se trouve pas sous l’influence dominante ou prépondérante d’une source industrielle. Les sources responsables sont plutôt de types surfacique et multi-émetteurs. » Il faudra chercher ailleurs. « Durant l’année 2015, aucun dépassement du seuil [...] n’a été enregistré sur le site de mesure des poussières sédimentables de Fort-Mardyck. » Non seulement il n’y a pas de pollutions remarquables auprès du principal pollueur français, sinon européen, mais elles tendent à diminuer : « Il semble que les efforts d’amélioration des moyens de lutte contre les poussières menés par l’industriel sur son process tendent à porter leurs fruits. » Quant à trouver des mesures aux abords de l’usine Cargill à Haubourdin, quatrième pollueur de la région, il n’en existe simplement pas.
Pourtant, Atmo sait au besoin tonitruer dans la presse. Depuis cette année surtout, les associations de surveillance de l’air sont d’une vigilance acérée... au sujet des pollens. « Nice. Alerte aux allergies, voici les pollens qui vous font éternuer sur la Côte d’Azur », alarme Atmosud [9]. « Reims et Charleville de nouveau placées en vigilance élevée au risque d’allergie au pollen », affole Atmo Grand Est [10]. « Alerte maximale aux pollens de graminées en Côte-d’Or », tonnent France 3 Bourgogne et Atmo, qui suggère aux citoyens de remettre leurs masques. « Atmo Hauts-de-France alerte sur un risque élevé lié aux pollens de bouleau » et déclenche son « Niveau 3 » de la pollution aux pollens [11]. Les graminées représentent désormais, au même titre que le dioxyde de soufre ou le benzène, des polluants atmosphériques. Des « polluants d’origine naturelle » ?
Responsabiliser les pollués
Atmo se présente comme un simple outil de mesure, objectif, dénué de parti pris. L’association de surveillance n’apporterait au mieux qu’un appui technique aux vrais décideurs, collectivités et services d’État. Des programmes de « sensibilisation » existent pourtant.
Puisque « Atmo France s’engage pour améliorer la surveillance des pollens en France [...], 4e maladie chronique mondiale », son programme « Pollin’air » forme des observateurs bénévoles des pollens allergisants. Les citoyens sont faits « sentinelles », et envoient leurs observations géolocalisées par smartphone. Chacun peut devenir acteur, sinon responsable, de la qualité de l’air. Le projet « Do it yourself » développé en Hauts-de-France propose à des lycéens de monter eux-mêmes leurs capteurs pour suivre en direct les taux de pollution. Il s’agirait pour eux de « prendre conscience des enjeux autour de la qualité de l’air et de contribuer à son amélioration en adoptant les bons gestes. » Les collectivités locales, responsables de la densification automobile de leurs territoires, semblent y trouver leur intérêt.
Depuis 2018 avec la Métropole européenne de Lille, le programme « Aère-toi » sensibilise les citoyens au problème de la pollution de l’air intérieur : « Tabac, produits d’entretien, peinture, acariens, matériaux de construction. » Atmo recommande ses « bons gestes » : « J’aère régulièrement mon habitation. Je ne surchauffe pas mon habitation. Je bricole en limitant l’utilisation de solvants », etc. Les asthmatiques riverains de Cargill ou du périphérique risquent de fort peu goûter l’opération.
Atmo et le Conseil régional HdF proposent aux administrés de relever les « Défis de l’air » : se photographier pour promouvoir un « bon geste » ou une « astuce » et la publier sur le réseau social dédié. Quand l’une pose devant la vignette « Crit’Air » apposée sur son pare-brise, un autre s’immortalise sur son vélo. On a même vu des enfants accrocher des rubans de couleur sur un « Mur des défis », dont celui-ci : « Quand il fait froid, je mets un pull, et puis voilà ! » Le gagnant repart en vélo électrique.
L’expérimentation menée par Atmosud dans un lycée marseillais est sans doute la plus désespérante. En avril de cette année, l’asso de « surveillance » de l’air a disposé dans une classe un purificateur (coût d’un purificateur : 4 000 euros seulement !). La mesure serait « efficace », mais encore « pédagogique » [12]. Avec un tel système, il ne faut désormais plus ouvrir les fenêtres pour ventiler, mais les garder fermées « pour éliminer les particules fines », avertit le directeur, satisfait de placer les enfants sous assistance respiratoire. Le marché du purificateur, dopé par le COVID, est promis à un grand avenir, et confine au scénario de science-fiction. Respirer tue, l’air pur sera rationné, ou vendu comme marchandise pour supporter le coût de l’épuration.
Quand le « pollueur-payeur » paye à lui-même
Relativiser la culpabilité des industriels, responsabiliser les citoyens, positiver l’action des pollueurs, détourner l’attention sur le pollen et l’air intérieur, une question s’impose, fatale : pourquoi donc les associations chargées de la qualité de l’air disculpent ainsi les pollueurs de l’air ? L’explication est d’une étonnante simplicité. Encore fallait-il s’y pencher.
Un rapport de juillet 2020 publié par la Cour des comptes sur Les politiques de lutte contre la pollution de l’air renseigne à propos des finances de ces associations : « En 2017, l’État et les collectivités territoriales apportent respectivement 28 % et 23 % des financements aux AASQA [Associations agrémentées de surveillance de la qualité de l’air]. La contribution des industriels [...] représente 45 % des financements. » La surveillance de la qualité de l’air est donc financée par les pollueurs et organisateurs de la pollution - quoi que prétendent les Atmo régionales et leur déléguée nationale, Marine Tondelier, connue dans la région comme opposante EELV à Marine Le Pen et Steve Briois, à Hénin-Beaumont : « Le fait que ce sont des associations qui surveillent la qualité de l’air est gage de transparence et d’indépendance et permet d’aller là où l’État ne va pas encore », baratine-t-elle en recevant le rapport de la Cour des comptes [13].
Les industriels, principaux financiers d’Atmo, sont redevables chaque année d’une Taxe générale sur les activités polluantes, calculée selon les quantités qu’ils rejettent - Arcelor-Mittal serait ainsi le premier financeur d’Atmo HdF. Mais ils peuvent faire un don à l’AASQA de leur territoire, qu’ils déduisent ensuite de la taxe. À la condition d’adhérer à cette AASQA. Ce qui leur permet de siéger aux assemblées générales et au conseil d’administration, d’y définir orientations et programmes d’action. Cette combine faciliterait, d’après la Cour des comptes, « la sensibilisation du secteur industriel à la problématique de la qualité de l’air. » Elle leur permet surtout de contrôler l’organisme chargé de les surveiller. Un détournement du principe « pollueur-payeur » en « pollueur-payé » ?
Les Atmo fonctionnent en quatre collèges décisionnaires : État, collectivités locales, industriels, et société civile (universitaires, assos de défense de l’environnement, etc.). Les trois « pollueurs » sont arithmétiquement majoritaires et leurs intérêts s’entremêlent. A Airparif par exemple, l’association d’Île de France, l’État siège non seulement dans son collège via le préfet ou la DREAL, mais aussi dans celui des industriels via ses entreprises EDF, Aéroports de Paris, ENEDIS, SNCF, RATP, et puis encore dans le collège « Associations et personnalités » par l’intermédiaire de Météo France ou le Laboratoire de la Préfecture. Parmi les adhérents des Hauts-de-France, où l’on retrouve Arcelor-Mittal, Tereos, Cargill, Nyrstar ou l’aéroport de Lille, l’État siège au nom de la préfecture ou de l’ADEME, et indirectement via EDF, Dalkia (les chaufferies d’EDF), ou le Grand port maritime de Dunkerque [14]. Les pollueurs, publics et privés, règnent sur la surveillance de l’air. Les associations de défense de l’environnement, quant à elles, ne comptent pour rien.
Les pollueurs ne risquent donc pas qu’une agence indépendante mette son nez dans leurs fumées. Un adhérent d’Atmo HdF nous apprend que le planning des opérations de contrôle de l’air – en fait d’auto-contrôle –, est établi un an à l’avance. Les industriels ont tout le temps pour s’y préparer. A ce jeu-là, même la DREAL, service d’État, qui ne contrôle une usine en moyenne que tous les sept ans, n’effectue que 10 à 15 % de « contrôles inopinés » [15]. Si malgré tout un industriel est piqué à dépasser les seuils réglementaires d’émissions, il reçoit une mise en demeure de se conformer à la loi – conformité qui sera elle aussi contrôlée après en avoir été averti.
En plus de la « surveillance », Atmo joue également un rôle central dans l’élaboration des Plans de protection de l’atmosphère, principal levier politique de réduction de la pollution – celui de 2014 pour le Nord-Pas de Calais fait 252 pages. Ces documents administratifs établissent, pour les grandes agglomérations et territoires pollués, des diagnostics de la pollution, puis de pointilleux objectifs de réduction. Pour chaque secteur économique (agriculture, transport routier, chauffage, industrie, etc.), les industriels et les services de l’État négocient entre eux des objectifs chiffrés – à partir des chiffres donnés par Atmo, donc par eux-mêmes. Et Atmo se charge ensuite d’évaluer si les objectifs ont été atteints ou non. Du début à la fin, les juges sont aussi partie.
Pendant les pics de pollution à Lille en 2015, puis en 2016, puis en 2017, puis en 2018, et en fait tous les ans, « plusieurs parents se sont étonnés d’apprendre que leurs enfants placés en crèches avaient été privés de sortie dans la cour de leur établissement. La ville rappelle qu’elle applique le principe de précaution : éviter les sorties en extérieur au moment des pics de pollution. Cela vaut pour les crèches, tout comme les écoles [16]. » Les enfants interdits de récré doivent rester confinés. Devant de telles mesures autoritaires, une Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer offre quelque perspective [17] : supprimons d’un même élan les pollutions et leurs surveillants. Fermons les usines à gaz.
Tomjo