A la recherche des luddites californiens (depuis Stanford le 3 avril 1969)

vendredi 1er juin 2018

Beaucoup de choses me ramenaient à l’Université Stanford. Euratechnologies d’abord, qui s’émousse sur la campus américain une fois l’an. Les fondateurs ou actuels présidents de Hewlett-Packard, Google, Yahoo, Instagram, Nike, Microsoft, Youtube, Netflix, LinkedIn. L’inventeur d’Internet. Et même l’actuel roi des Belges, qui sort de cette usine à Prix Nobel (une vingtaine). J’avais rendez-vous aux archives pour lire les tracts d’étudiants opposés à la guerre du Vietnam et aux technologies militaires. Des quasi luddites dans la plus prestigieuse Université des États-Unis, berceau de la Silicon Valley ? Reportage.

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SAN FRANCISCO, 14 janv. 2017 – Je sors de mon auberge de jeunesse avec un couple d’Uruguayens venus trouver l’eldorado californien. La rue est parsemée de seringues. On est à deux pas de l’hôtel de ville, au coin de Minna Street et de la 6ème, au centre de la ville la plus riche du monde. Le long du trottoir, une enfilade de crackeux super flippants dorment à même le sol. Ils me gueulent dessus. Ils doivent me réclamer de la thune – quoi d’autre ? Les plus souples dorment en équerre, le cul dans un caddie de supermarché. Je viens de Wazemmes. Des tox, j’en croise tous les matins. Mais là... c’est l’Amérique, « tout est disproportionné », comme le répètent les touristes.

Quand j’arrive devant ma voiture de location, une amende de 400 dollars m’attend sur le pare-brise. Il est 8h du matin. Sourcils froissés, porte-feuille en berne, je prends la direction de Stanford, la fabrique des « cerveaux » de la Silicon Valley, à deux heures de bouchons de San Francisco.

Oui, je sais. Le « Reportage au cœur de la Silicon Valley » est devenu une marronnier de la presse française. Tous alimentent la même fascination, retracent les mêmes parcours contradictoires de hippies milliardaires, de techies ouverts d’esprit, aussi tolérants envers les minorités sexuelles et raciales que conformes à L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Quant à moi, j’ai pris rendez-vous il y a six mois avec le Département des archives de Stanford. En 1969, les pacifistes du « 3rd April Movement » occupaient les laboratoires de recherche informatique, tant « l’Université et la plupart de ses facultés [étaient] dépendantes, pour leur subsistance, de la guerre et de la recherche appliquée. » Le sujet est original, j’espère ?

Sur la 101 Highway qui descend la Silicon Valley depuis San Francisco, entre la baie et les montagnes de Santa Cruz, je croise Google. Je décide de m’y arrêter pour manger un burrito. Je me faufile entre les vélos aux couleurs du moteur de recherche, et me gare. Au loin, quantité de food trucks me hameçonnent de leur typographie vintage. « Réservé aux employés », premier stop. J’avance de quelques mètres. Autour de moi, on parle français, anglais et autres idiomes dégradés en globish. J’entre dans la cafétéria. Je n’ai pas fait deux mètres que deux jeunes ingénieurs me demandent mon badge et m’éconduisent poliment. Les mailles humaines sont aussi serrées que les virtuelles. Je finis au MacDo du coin, expérience peu exotique, si ce n’est pour constater qu’on travaille là de 14 à 70 ans. C’est l’Amérique, « tout y est disproportionné ».

Esprit d’innovation es-tu là ?

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J’arrive à Stanford par Palo Alto. Les palmiers m’ouvrent la voie. Stanford, c’est 16 000 étudiants, 32 Km², et un style colonial espagnol kitchissime. Depuis 1945, cette université prestigieuse est un temple du conservatisme et de la contre-révolution – tant sur le plan des techniques que des doctrines. L’opposée de Berkeley en somme, située de l’autre côté de la baie et de l’échiquier politique.

Avant d’entrer aux archives, je m’arrête à l’une des nombreuses terrasses de la fac. J’entends parler français à la table d’à côté et lie conversation. Mathieu a 30 ans. Il est en thèse d’histoire grecque. Lui bénéficie d’une bourse d’études, le Saint Graal – sinon, comptez 40 000 dollars l’année plus un loyer mensuel à 1 000. « Dans les filières scientifiques, Stanford recherche traditionnellement des gens excellents dans leur domaine. En sciences humaines et en humanités, Stanford ’’chasse’’ des parcours atypiques. » Mathieu était consultant en marketing avant d’arriver là. « C’est toute leur idéologie de l’innovation que de chercher des étudiants qui sortent des sentiers battus. Dans mon département, certains étaient avocats ou banquiers. Stanford a beaucoup investi dans les Humanités numériques par exemple. » C’est à dire ? « En histoire ancienne ou littérature, on travaille à partir des bases de données de textes anciens, avec des logiciels de recherche sémantique. » Il y a quinze ans, Stanford était à la ramasse en science politique ou en économie. Aujourd’hui, c’est une des premières universités du monde dans ces disciplines, tout en restant l’université-phare de la programmation informatique. Sciences dures et sciences molles se fécondent mutuellement.

Une peloton de cyclistes sort de nulle part et déboule à travers les bâtiments. La vie à Stanford, ça a l’air plutôt peinard. « Stanford est en effet super vivante, me confirme Mathieu, il y a toutes les fêtes possibles, des plus underground aux plus traditionnelles. Les assos d’étudiants internationaux sont très actives et organisent plein d’événements culturels. L’administration joue à fond la carte associative. Tu veux organiser un barbecue géant pour les étudiants français ? Stanford t’avancera les saucisses. » État d’esprit aussi corporate que dans les boîtes alentour. « La Silicon Valley, c’est Stanford en grand. Tes amis sont tes collègues, et tu passeras tes week-ends d’escalade dans les parcs naturels avec eux. »

L’université aide ses étudiants à financer leur start-up et les anciens étudiants financent l’université en retour. Ils peuvent y revenir enseigner quelques années avant de repartir pantoufler dans le privé. Une bulle ? « Exactement. Malgré leurs prétentions d’ouverture sur le monde, ils vivent en vase clos. Leurs valeurs libérales, inclusives, multiculturelles, typiquement démocrates, sont tellement superficielles... Ils vont tous au festival Burning Man ou suivre des stages de méditation pour se convaincre qu’ils ont déconnecté alors qu’ils sont toujours entre eux. Ils adorent manger mexicain, s’offusquent de la politique de Trump, mais ne voient pas que les seuls Mexicains de la fac lavent les toilettes et leur font à manger. » On tombe d’accord : leurs valeurs « inclusives » dédaignent les rapports de force économiques, en premier lieu sur la fac et dans la Valley. Les Français de Stanford sortent majoritairement de Polytechnique ou Centrale. Ils seront embauchés pour un salaire de 100 000 dollars par an.

Mathieu voit en Macron la siliconisation caricaturale de la France. « Je côtoie des militants d’En marche à Paris, ils tiennent les mêmes discours qu’ici. J’ai le sentiment de vivre dans une sorte de continuum libéral de la jeunesse mondialisée. Stanford, c’est le laboratoire matériel et culturel du monde. En quelque sorte, je suis un rescapé. Depuis que j’y suis, je me sens beaucoup plus Français. » Je le remercie chaleureusement pour son témoignage. Mais je dois courir aux archives. Je ne voudrais pas rater un rendez-vous pour lequel j’ai aggravé de 10 000 km mon « empreinte carbone ». Après avoir scanné mon passeport et pris ma photo biométrique à l’entrée du bâtiment, j’accède à la salle des archives. Le gars m’attendait. Il me fait signer le registre et me tend une boîte. La boîte. Seul dans la salle, je m’installe sur l’une des immenses tables en merisier et photographie les tracts et journaux de ce mois d’avril 1969.

69, année luddite ?

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L’histoire de la Silicon Valley est indissociable de celle de l’armée, du destin d’entreprises d’armement telles que Lockheed. Pendant la deuxième guerre mondiale, la Californie fait face à l’Empire japonais, tant géographiquement que militairement. Le « complexe militaro-industriel », terme inventé par Eisenhower, prend le pouvoir sur l’économie. Les premières puces de silicium fabriquées ici entrent dans la fabrication des missiles nucléaires. Stanford ouvre en 1946 son laboratoire de recherche militaire, le Stanford Research Institute (SRI). Et en 1968, la première communication entre deux ordinateurs s’effectue entre Stanford et l’université de Los Angeles pour le compte de l’armée US. Internet est né. Avec la guerre de Corée (50-53), puis celle du Vietnam qui prend le relais en 64, le lien armée-Stanford se resserre. Sa contestation aussi, y compris dans cette université conservatrice. Les étudiants en filmographie de Stanford en tireront un documentaire, Fathers & sons, filmant réunions et meetings d’étudiants pacifistes.

Le 3 avril 1969, ce qui deviendra le « 3rd April movement » tient un premier meeting devant le Laboratoire d’Électronique Appliquée. Face à ce labo militaire du SRI, les étudiants posent la question de la recherche et de sa couverture par le secret-défense. Une semaine plus tard, dans la nuit du 9 au 10 avril, face au mutisme de l’administration, les étudiants organisent un sit-in à l’entrée du labo, bloquent les entrées, puis se faufilent dans le bâtiment et prennent possession des bureaux. Aux slogans de « Stop Research now », ils apostrophent les chercheurs : « Alors que les rivières et l’air des États-Unis sont de plus en plus pollués, alors que nos villes sont de plus en plus hostiles, alors que les habitants du Mississippi et de New York continuent à vivre dans le dénuement, les scientifiques emploient leurs cerveaux et nos impôts à disperser germes bactériologiques et produits chimiques afin de tuer le plus de gens possibles et détruire le plus de cultures et de forêts possibles. » Les images des canadairs répandant des tonnes d’agent orange sur les rizières vietnamiennes sont dans les têtes. Les étudiants exigent l’arrêt immédiat des recherches dans les domaines chimique, bactériologique, et contre-insurrectionnel ; de toutes les recherches destinées à faire la guerre au Vietnam, en Thaïlande et au Laos ; et bien sûr leur déclassification. Le lendemain, 1 600 étudiants votent la poursuite de l’occupation.

Le « 3AM » transforme un laboratoire en crèche, un autre en librairie, renomme une salle « Che Guevara », puis développe sa critique de la recherche : l’Université alimente la guerre qui soutient l’économie intérieure qui finance la recherche qui... etc. Après 1945, 20 % des emplois américains sont liés de près ou de loin à la guerre : ils vont de la reconstruction de l’Europe dévastée à l’effort de guerre en Corée. L’avantage économique de l’industrie militaire, rappellent-ils, est que ses technologies sont très vite obsolètes, et nécessitent donc d’incessants investissements pour rester compétitives. Leur topo prend la balistique et la conquête spatiale pour exemples.

À ce titre, un tract relève les propos du premier président du SRI : si les États-Unis produisent 50 % des biens de consommation et possèdent 67 % des richesses du globe, « La Recherche doit être le cœur, le fondement de notre économie de défense, pour maintenir cette position. » Les étudiants publient l’étude complète des recherches du SRI qu’ils impriment sur les presses réquisitionnées du labo. 30 millions de dollars, soit 46 % du budget du SRI, proviennent du Département de la Défense. Et 10% de ce budget sont consacrés à la contre-insurrection asiatique. L’étude conclut logiquement : « IL FAUT ARRÊTER LA RECHERCHE ».

L’occupation durera neuf jours et neuf nuits avant que le président de l’Université n’ordonne l’évacuation. Le 18 avril, 8 000 étudiants votent la grève. Le 24, l’administration déclassifie les recherches du SRI. Le mois de mai 69 est mouvementé, émaillé de tentatives d’occupations, de barricades et de blocages de routes. À la rentrée 1969, un groupe d’étudiants organise un séminaire visant à comprendre « comment une collaboration étroite avec le Département de la Défense a affecté Stanford en tant qu’institution académique. » Ils interrogent des membres du corps professoral, interviewent des responsables militaires, examinent les contrats de recherche. Au printemps 1970, le mouvement radicalise ses positions et modes d’action, conteste plus globalement le rôle social de l’université, et s’affronte une demi-douzaine de fois avec la police. Bilan : des dizaines de blessés et d’arrestations, des dizaines de milliers de dollars de dommages matériels. Et l’éviction du SRI de l’Université... qui poursuivra ses recherches à l’abri des étudiants.

La pêche est bonne. Je repars pour San Francisco dans l’intention de passer par une librairie anarchiste du quartier d’Haight-Ashbury avant de rejoindre la manifestation nocturne contre l’investiture de Donald Trump.

Que sont les rebelles devenus ?

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J’arrive sur Haight Street, la célèbre rue du « Summer of love » de 1967. Je prolonge vers Golden Gate Park où les Grateful Dead et Jefferson Airplane donnèrent un concert mythique avec distribution gratuite de LSD. Bacchanales psychédéliques, chevelues et baroques, hormonales et libertaires. Venus pour en fêter le cinquantième anniversaire, les touristes repartent avec une robe à fleurs ou un vinyl. Quelques zonards squattent encore au pied des maisons victoriennes. Mais la contestation baigne dans le formol du merchandising depuis déjà au moins... cinquante ans. Je pousse la porte de l’obscure librairie. J’y trouve les mêmes vieilleries anars qu’à l’autre bout du globe. Genre récits rebattus de la guerre d’Espagne et biographies de Makhno. Je risque dans un anglais approximatif : « You have something about transhumanism and Silicon Valley ? » On est quand même dans le ventre de la bête. Le libraire me répond : « Ah oui, c’est intéressant, faudrait que je m’y intéresse. » Laisse tomber...

Je termine la journée dans une manif BCBG, démocrate bon teint. Le cortège est rangé par couleurs et identités d’appoint (ici on dit « communautés »). Les pancartes dégoulinent de moraline postmoderne, sermonnant l’infâme Trump pour ses prétendues « phobies ». Elle est loin la critique conséquente et matérielle, radicale et fleurie, de l’armée, la recherche, ou l’économie. Aucun doute, à San Francisco comme ailleurs, la critique a pris un sérieux coup de vieux.

TomJo, reportage initialement paru dans la revue Hors-sol, juin 2018

Les photos ont prises entre avril et juin 1969, voir le site d’archives du 3rd April movement.