Un spectre hante la « Mine créative » d’Arenberg : le spectre de George Orwell

lundi 25 juin 2018

Journalisme de l’au-delà

Plus fort que le brame du cerf, le fantôme d’Orwell ! Un bruit courait depuis quelque temps. Le fantôme du célèbre auteur de 1984 aurait élu domicile dans la forêt de Raismes, aux alentours du site minier d’Arenberg près de Valenciennes. Passée de l’industrie minière à l’industrie numérique, cette « cathédrale industrielle » s’est lancée depuis 2015 dans l’analyse vidéo des émotions. Toujours avide de sensations fortes, ne reculant devant aucun spectre hystérique, Hors-Sol s’est lancé à la poursuite du fantomatique écrivain. L’information avant tout !

Le site d’Arenberg est aussi remarquable qu’inquiétant. L’endroit semble fait pour des journalistes de l’extrême, amateurs de revenants. Perdus dans le parc naturel régional Scarpe-Escaut, les trois chevalements gigantesques de cet ancien carreau de fosse écrasent le visiteur comme il ingurgitait hier les mineurs. 2 300 d’entre eux jetaient chaque jour dans ces monstres de métal 8 heures de leur vie à 700 m sous terre. 31 millions de tonnes de charbon y ont été extraites de 1903 à 1989. Aujourd’hui rebaptisé « Creative Mine », adoptant l’anglais du marché mondial plutôt qu’un chtimi « populiste », le site accueille des tournages de films, des start-up spécialisées dans l’image numérique, et un laboratoire de surveillance des émotions.

La réalité sort de l’au-delà

C’est ici que débute notre quête du fantôme d’Orwell. Jacques, ancien mineur, la soixantaine desséchée, prétend l’avoir entendu à plusieurs reprises alors qu’il promenait son chien en forêt. « La première fois, j’ai eu la frousse, le gars gueulait comme un putois. » Qu’hurlait-il ? « Un truc étrange avec une voix lugubre et un accent anglais. Il répétait sans cesse, toujours en gueulant : ’’À une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire.’’ J’ai compris bien après que c’étaient des extraits de son livre Le Quai de Wigan. Enfin... c’est lui qui me l’a dit parce que je ne connaissais même pas ce type. Il hurlait pour effrayer les visiteurs. » Paru en 1937 en Angleterre, Le Quai de Wigan détaille par le menu la vie quotidienne des familles de cette petite ville minière près de Manchester. Mal nourries, mal chauffées, respirant un air vicié, survivant les unes sur les autres dans des cités crasseuses et harassées par le travail : tel était le constat implacable du journaliste socialiste. Mais pourquoi revenir hanter Arenberg ?

« Qui croirait que des mineurs se sont battus pour garder le site et le réhabiliter quand on voit ce qu’il est devenu ?, demande Jacques. Tout le monde s’en foutait à l’époque. Il a bien failli être détruit, quand le terril a été arasé pour construire l’A23. C’est le tournage de Germinal qui a sauvé les restes. » Aujourd’hui, le site est ripoliné, classé aux monuments historiques et au patrimoine mondial de l’UNESCO. Autant de labels « valorisables ». Voilà pourquoi Orwell vocifère à la vue des visiteurs : pour avoir oublié la morbidité du travail de la mine dont ils doivent pourtant leur confort moderne et aseptisé, si justement épinglé par Orwell dès les années 30 : « Pour que les foules puissent continuer à assister aux matches de cricket, pour que les poètes délicats puissent continuer à fixer leur nombril, il faut que le charbon soit là. » Avis aux touristes.

Adresse aux magnats du télécran

Nous nous engouffrons un peu plus dans la forêt, avec le clair de lune pour seule lumière et nos enregistreurs de spectres achetés chez Toys’r’us. Jacques nous apprend que la fosse d’Arenberg est devenue un « truc de technologies à la mords-moi le nœud ». En effet, « Creative mine » est l’un des cinq sites labellisés « Autour du Louvre-Lens ». On y a droit aux traditionnelles visites du carreau de fosse, des chevalements et de la salle des pendus, mais on peut aussi y tourner des séquences de films en réalité virtuelle. Plus excitant encore, le site propose une salle de projection équipée d’un système de « eye-traking », un ensemble de caméras qui enregistrent les points de fixation du regard des spectateurs. On tombe des nues. « Comment les spectateurs reçoivent-ils le message ? Est-il compris, rejeté, accepté ? C’est une aide pour les publicitaires qui affineront ainsi leurs contenus », nous expliquera la directrice du laboratoire DeVisu, logé dans l’ancien carreau de fosse.

Le site a accédé au titre pompeux de « Pôle d’excellence en image et médias numériques ». « Vous comprenez maintenant ? demande Jacques. C’est pour ça qu’il nous lit des passages de 1984. » Un craquement de branche. Puis plus rien. Dans son roman d’anticipation, Orwell décrit une société totalitaire dans laquelle les citoyens ne peuvent se soustraire à l’œil inquisiteur des télécrans et de la Police de la Pensée. Or, DeVisu installe ces mêmes télécrans dans l’espace public et les maisons connectées, capables de fournir par exemple « l’affichage de votre température corporelle captée par votre lit intelligent. » Pour envoi aux services sociaux, et autres polices et compagnies d’assurance ?

« Ce Monsieur Orwell, il dit que son roman est daté. » Dernièrement, Creative mine organisait une journée d’études consacrée à l’utilisation des robots dans l’apprentissage, notamment, du code informatique. L’objectif : « initier les grandes sections de maternelle à la robotique via des jeux vidéo ». « Orwell me disait qu’il était loin d’imaginer une défaite si complète de la liberté, continue notre guide en relisant ses notes, tandis que nous espérions depuis une heure déjà une apparition. Il m’a dit aussi que la société de contrôle imaginée dans 1984 était bien rudimentaire comparée aux possibilités actuelles ; que les robots sont des irrésistibles machines à soumettre, beaucoup plus efficaces que les humains, toujours faillibles et en proie à l’empathie. Voilà, en gros, ce qu’il a pu me dire ».

Nous avons attendu encore une heure à grelotter dans la nuit et sommes repartis sans rencontrer de spectre. Nous devrions rejouer cette scène dans les studios d’Arenberg pour le faire apparaître virtuellement. Sûr qu’Orwell reviendrait hurler dans la nuit.

Initialement paru dans la revue Hors-sol n°5, juin 2018